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mées étaient en présence. Le 9 au soir, Niemcewicz et le général Kaminski se promenaient et virent une nuée de corbeaux. « Vous rappelez-vous votre Tite-Live? dit Kaminski; ces corbeaux volent à notre droite, c’est un mauvais augure. » Le lendemain, le petit village de Macieiowice voyait périr la fortune de la Pologne dans une lutte inégale et sanglante. La petite armée polonaise succombait héroïquement; la plupart des chefs, Kaminski, Sierakowski, Kniaziewicz, Kopeç, étaient blessés et prisonniers. Niemcewicz, lui aussi, était gravement blessé. Kosciusko avait la tête fendue et perdait tout son sang; il n’exhala pas le cri suprême qu’on lui a prêté, cri du patriotisme vaincu et découragé : finis Poloniœ ! il ne reprit connaissance que le lendemain, et, voyant Niemcewicz auprès de lui, il lui demanda où ils étaient. « Hélas! dit Niemcewicz, nous sommes prisonniers des Russes. » Ce fut la fin de la révolution de 1794. L’odyssée commençait à devenir sombre pour Niemcewicz.

Qu’allait-on faire de tous ces prisonniers, chefs et soldats? Les uns étaient envoyés en Sibérie, au Kamtschatka, à Irkoutsk; les autres étaient conduits à Saint-Pétersbourg pour expier dans les cachots le crime d’un patriotisme obstiné. Ils marchaient en troupe sous la garde de détachemens russes traînant le butin ramassé dans toutes les demeures seigneuriales de la Pologne. Deux mois après la bataille de Macieiowice, harassés d’un pénible voyage, souffrant encore de leurs blessures, ils arrivaient à Pétersbourg par une froide nuit d’hiver. Niemcewicz, séparé de ses compagnons, ne savait trop ce qu’on voulait faire de lui. On le mit dans une barque, on lui fit traverser la Neva, qui charriait ses glaces, et un instant après il entendait se fermer derrière lui la porte de la citadelle. Il entrait dans une cellule obscure et humide ayant huit pieds de long sur huit pieds de large, éclairée par une petite fenêtre garnie de grosses barres de fer, contenant un poêle, un petit lit de bois, une chaise et une petite table. « C’est ici votre demeure, » lui dit-on. Il demanda à boire, on lui apporta de l’eau dans une écuelle de bois. Il était onze heures du soir, 10 décembre 1794, « date qui sera certes k jamais présente à ma mémoire! » disait-il. Niemcewicz passa là deux ans, ayant des compagnons de captivité qu’il ne pouvait voir, Mostowski, le banquier Kapostas de Varsovie, le brave Kilinski lui-même. Kosciusko était mieux traité; il avait pour prison la maison du commandant de la forteresse. Les Russes affectaient de voir en lui l’instrument naïf et honnête de quelques ambitieux, d’Ignace Potocki, de Kollontay surtout, qui n’avait échappé à la Russie que pour tomber entre les mains de l’Autriche. C’est cette période de sa vie que Niemcewicz a racontée dans un livre qu’il a appelé Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg, expression vive et