Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/46

Cette page a été validée par deux contributeurs.

poléon, il est important de savoir quelle a été la première instruction donnée par lui le matin du 17. Dans sa lettre au maréchal Ney, il pense que l’armée anglaise est en retraite. On occupera sans difficulté les Quatre-Bras ; il faut compléter les munitions, rallier les soldats isolés, faire rentrer les détachemens. Tel est l’emploi qu’il veut faire de la dernière journée qui lui est accordée avant Waterloo ; par où l’on voit qu’il était bien loin de l’idée de livrer ce jour-là une seconde bataille malgré ce qu’on lit à ce sujet dans les relations dictées par lui plusieurs années après.

Ce même matin du 17, le maréchal Grouchy vient au quartier-général de Fleurus demander des ordres, car il prévoit qu’il sera chargé de poursuivre les Prussiens, et déjà cette responsabilité lui pèse. Sans lui donner aucun ordre, Napoléon monte en voiture et l’emmène avec lui sur le champ de bataille de Ligny. Les embarras du chemin obligent Napoléon à monter à cheval. Il arrive sur les lieux à neuf heures, et depuis ce moment jusqu’à midi aucune résolution, mais de longs silences, des revues dans les prairies de Saint-Amand, souvent immobile, et toujours le maréchal Grouchy à ses côtés, muet, attendant ses instructions. Il semble que Napoléon lui-même attendît d’avoir pris un parti auquel il ne s’est pas encore arrêté. Les deux armées ennemies sont séparées par une défaite. À laquelle s’attachera-t-il d’abord ?

La même incertitude qu’il a montrée la veille au matin assiége encore son esprit. Pour la dissimuler à lui-même et aux autres, il se prodigue devant les soldats, rangés sans armes devant leurs bivacs. Il les loue sur ce qu’ils ont fait ; il les encourage à ce qui reste à faire ; il remarque avec éloge que pour un cadavre de Français, il y en a cinq de Prussiens. Il fait relever les blessés, il visite, il améliore les ambulances : soins excellens, s’ils ne prenaient un temps qui devait être employé à sauver un empire. À Saint-Amand, il met pied à terre. Un cercle de généraux se forme autour de lui, un long entretien commence, et parmi tout cela rien qui concerne la guerre, mais des paroles emportées, étrangères à ce qu’on a sous les yeux : les nouvelles de Paris, les débats des chambres, l’opposition des libéraux, en qui il voit les anciens jacobins, et déjà des menaces, des accusations contre eux, comme si c’étaient là les ennemis les plus proches, les plus dangereux, profitant ainsi du bivac pour exhaler ses ressentimens, jusque-là contenus, contre la liberté, et reprendre le ton du vieil empereur. Il passe à accuser les factions de l’intérieur le peu d’instans que la fortune lui laisse encore pour se défaire des ennemis du dehors. Cependant les heures s’écoulent, et Grouchy, toujours cloué sur ses pas, ébloui ou stupéfait, et n’osant interrompre !

Marque infaillible des hommes ou des partis qui vont tomber.