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combattant ou pensant. Un moment, sous l’empire, le grand-duché de Varsovie est un espoir et suspend le mouvement d’émigration; 1815 crée une dernière et vague illusion par la promesse de ce royaume, germe et noyau d’une reconstitution possible. Bientôt le mouvement recommence; il se précipite de nouveau en 1831 pour ne plus s’arrêter. Il se poursuit dans le mystère des répressions inutiles, et chaque émotion qui se ravive, chaque pulsation intérieure ne fait que jeter au dehors de nouveaux bannis, qui vont grossir cette patrie extérieure formée de tout ce qu’il y a de vivace, d’intelligent et d’ardent, devenue redoutable moins par ce qu’elle peut que par ce qu’elle représente, par l’obstination de sa fidélité et par le feu inextinguible de son prosélytisme.

La politique a beau dédaigner ces émigrés et considérer son œuvre comme accomplie : elle réussit par instans à se tromper elle-même et à faire illusion aux autres ; elle crée une sorte de paix matérielle, elle sent l’âme qui lui échappe, car l’âme est ailleurs. Vainement aussi ces proscrits, émus souvent jusqu’à l’exaspération, échouent contre la force et sentent retomber sur eux le poids d’un ordre européen qui les met à la merci de trois maîtres unis par la plus triste des solidarités : un de leurs traits caractéristiques est cette merveilleuse faculté qui leur reste de ne désespérer jamais. Après chaque déception, ils recommencent. Pour eux, rien n’est irrévocable : au fait brutal d’un démembrement qui, par ruse, par habileté ou par effraction, cherche à pénétrer dans l’organisation européenne, ils opposent la puissance incorruptible d’un droit moral devant lequel on s’arrête, même quand on n’ose toucher au fait. Quelquefois ces proscrits sont populaires, parce que leur malheur émeut tous les sentimens généreux, parce que l’opinion, ébranlée par les événemens, se jette avec une recrudescence de passion sur ce vieux et éternel grief de la mutilation d’un peuple, et ils se fient trop peut-être à ce souffle de faveur irritante et stérile, qui souvent ne veut dire qu’une chose : « Réussissez, puis nous verrons. » D’autres fois ils ont à subir de ces bourrasques d’impopularité qui viennent assaillir les causes les plus justes elles-mêmes, quand elles se laissent envelopper dans quelque solidarité néfaste ou quand elles sont importunes, et alors ils se réfugient dans l’obscurité, dans un travail ingrat, dans une tenace et morne espérance. Vingt fois victimes de leurs illusions ou des événemens, ils sont restés debout, foudroyés et obstinés dans leurs rêves de revendication. C’est à travers ces poignantes alternatives qu’a vécu, depuis trente ans surtout, cette émigration polonaise, composée de gentilshommes, de soldats, de prêtres, d’écrivains, d’hommes de toutes les classes, de vieillards et d’enfans, formant réellement un monde à part, qui a ses traditions,