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tirent remués jusqu’aux entrailles. Alors, lançant un dernier regard sur le talus sombre, et voyant de trente pas en trente pas les sentinelles que Hullin venait de poser en passant, ils se dirigèrent ensemble du côté de la vieille métairie. Comme ils traversaient la tranchée encombrée de morts, levant les pieds lorsqu’ils sentaient quelque chose de mou, une voix étouffée leur dit : — C’est toi, Materne ?

— Ah ! mon pauvre vieux Rochart, pardon, pardon ! répondit le vieux chasseur en se courbant ; je t’ai touché ! Comment ! tu es encore là ?

— Oui, je ne peux pas m’en aller, puisque je n’ai plus de jambes.

Tous trois restèrent silencieux, et le vieux bûcheron reprit : — Tu diras à ma femme qu’il y a derrière l’armoire, dans un bas, cinq écus de six livres… J’avais ménagé cela,… si nous tombions malades l’un ou l’autre… Moi, je n’en ai plus besoin…

— C’est-à-dire, c’est-à-dire,… on en réchappe tout de même,… mon pauvre vieux ! Nous allons t’emporter.

— Non, ça n’en vaut pas la peine…

Materne, sans répondre, fit signe à Kasper de mettre sa carabine en brancard avec la sienne, et à Frantz de placer le vieux bûcheron dessus malgré ses plaintes, ce qui fut fait aussitôt. C’est ainsi qu’ils arrivèrent à la ferme.

Tous les blessés qui, pendant le combat, avaient eu la force de se traîner à l’ambulance s’y étaient rendus. Le docteur Lorquin et son confrère Despois, arrivé pendant la journée, n’avaient pas encore fini de les panser. Comme Materne, ses garçons et Rochart traversaient l’allée sombre sous la lanterne, ils entendirent à gauche un cri qui leur donna froid dans les os, et le vieux bûcheron, à moitié mort, s’écria : — Pourquoi m’amenez-vous là ?… Je ne veux pas, moi… Je ne me laisserai rien faire !

— Ouvre la porte, Frantz, dit Materne, la face couverte d’une sueur froide ; ouvre, dépêche-toi !

Et, Frantz ayant poussé la porte, ils virent sur une grande table de cuisine, au milieu de la salle basse, aux larges poutres brunes, entre six chandelles, le fils Colard étendu tout de son long, un homme à chaque bras, un baquet dessous. Le docteur Lorquin, les manches de sa chemise retroussées jusqu’aux coudes, tenant une scie courte et large de trois doigts, était en train de couper une jambe au pauvre diable, tandis que Despois tenait une grosse éponge. Le sang clapotait dans le baquet. Colard était plus pâle que la mort. Catherine Lefèvre, un rouleau de charpie sous le bras, semblait ferme ; mais deux grosses rides sillonnaient ses joues le long de son nez crochu, tant elle serrait les dents.