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lumineuse et calme. Ils n’avaient plus qu’à descendre et à remonter de l’autre côté la gorge solitaire du Priel, formant un large bassin circulaire au milieu des bois et renfermant un petit étang bleuâtre où viennent s’abreuver les chevreuils. Tout à coup, et comme ils sortaient du fourré, ne songeant à rien, le vieux Materne, s’arrêtant derrière un rideau de broussailles, dit : Chut !

Et, levant la main, il indiqua le petit lac, alors couvert d’une glace mince et transparente. Les deux garçons n’eurent qu’à lancer un coup d’œil de ce côté pour jouir du plus étrange spectacle. Une vingtaine de Cosaques, la barbe jaune ébouriffée, la tête couverte de vieux bonnets de peau en forme de tuyau de poêle, leur maigre échine drapée de longues guenilles, le pied dans l’étrier de corde, étaient assis sur leurs petits chevaux, à la crinière flottant jusqu’au poitrail, à la queue rare, à la croupe tachetée de jaune, de noir et de blanc comme des chèvres. Les uns avaient pour toute arme une grande lance, les autres un sabre, une hachette suspendue par une corde à la selle et un grand pistolet d’arçon passé dans la ceinture. Plusieurs, le nez en l’air, regardaient avec extase la cime verdoyante des sapins échafaudés d’assise en assise jusque dans les nuages. Un grand maigre cassait la glace du gros bout de sa lance, tandis que son petit cheval buvait, le cou tendu et la crinière lui tombant sur les yeux. Quelques-uns, ayant mis pied à terre, écartaient la neige et désignaient le bois, sans doute pour indiquer que c’était une bonne place de campement. Leurs camarades, encore à cheval, causaient, montrant à leur droite le fond de la vallée, qui s’abaisse en forme de brèche jusqu’au Grinderwald.

Rien ne saurait rendre ce que ces êtres venus de si loin, avec leurs physionomies cuivrées, leurs longues barbes, leurs yeux noirs, leur front plat, leur nez épaté, leurs guenilles grises, avaient d’étrange et de pittoresque au bord de cette mare et sous les hauts rochers à pic portant des sapins verdâtres dans le ciel. C’était un monde nouveau dans le nôtre, une espèce de gibier inconnu, curieux, bizarre, que les trois chasseurs roux se prirent à contempler d’abord avec une curiosité singulière ; mais cela fait, au bout de cinq minutes, Kasper et Frantz mirent leurs longues baïonnettes au bout de leurs carabines, puis reculèrent d’environ vingt pas dans le fourré. Ils atteignirent une roche haute de quinze pieds, où Materne monta, n’ayant pas d’arme : puis, après quelques paroles échangées à voix basse, Kasper examina son amorce, épaula lentement, tandis que son frère se tenait prêt.

Un des Cosaques, celui qui faisait boire son cheval, se trouvait environ à deux cents pas. Le coup partit, retentissant dans les échos profonds de la gorge, et le Cosaque, filant par-dessus la tête de sa