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Grouchy aurait été enveloppé dans la déroute. Ce qui rendait ce résultat inévitable, c’est la trop grande différence numérique entre le corps de Grouchy, de 33,000 hommes, et les 90,000 de Blücher, différence telle que, même si Grouchy eût pris la ligne droite à partir de Gembloux, par Mont-Saint-Guibert, l’issue de la campagne aurait été encore la même. Quarante mille Prussiens auraient arrêté Grouchy vers Mont-Saint-Guibert. Cinquante mille autres auraient débouché à Waterloo, et l’effet eût été tout semblable.

Ces raisons sont graves : elles empruntent une nouvelle force de la précision savante avec laquelle elles sont exposées par M. le colonel Charras. Et pourtant il me reste plus d’un doute : malgré moi, je résiste; soit habitude d’un préjugé difficile à déraciner, soit besoin de garder je ne sais quelle fausse espérance jusque dans le récit d’un désastre passé, soit enfin qu’une fois entré dans le champ des conjectures, on ne consente pas aisément à en sortir, je combats des suppositions par des suppositions. Aux observations profondes du colonel Charras, je ne puis m’empêcher d’opposer celles-ci : on ne doit pas mesurer exactement les distances par le temps que les corps prussiens ont mis à les parcourir, puisqu’il est constant qu’une partie de ces corps sont revenus sur leurs pas, et ont perdu un temps précieux en inutiles contre-marches. — D’ailleurs, pour que deux corps d’armée agissent l’un sur l’autre, il n’est pas nécessaire qu’ils se rencontrent et qu’ils se touchent. Ils se contiennent, ils se neutralisent à distance. La vue seule produit quelquefois autant d’effet que le choc. Aussi n’était-il pas besoin à Grouchy d’arriver jusque sur le champ de bataille de Waterloo pour exercer une grande influence sur l’issue de la journée. La seule apparition lointaine des colonnes de Gérard, de Vandamme, d’Exelmans, sur le plateau de Corbaix, eût produit un effet immanquable. N’a-t-on pas vu dans cette même campagne ce que peut un corps même éloigné qui se montre à l’improviste? Deux fois toutes les dispositions de Napoléon avaient été changées par la découverte d’une troupe encore éloignée et inconnue : à Ligny, par la vue de d’Erlon; à Waterloo, par celle de Bulow. Il est donc permis de croire que l’annonce de l’arrivée de Grouchy eût produit un effet semblable sur l’ennemi. Dira-t-on que Blücher aurait montré la résolution qui manqua à Napoléon? Le contraire est certain, puisque Blücher avait suspendu son mouvement au seul rapport que les flanqueurs français s’approchaient de la Dyle. Qu’aurait-il donc fait, s’il eût eu derrière lui, non pas quelques flanqueurs, mais toute l’aile droite française? Ce ne sont pas seulement quelques régimens prussiens qui se seraient arrêtés, de Bulow et de Pirch, mais vraisemblablement tous leurs corps. Cela eût pris du temps; il eût profité aux Français. Ziethen eût continué