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même jusqu’à voir dans cette persistance une des grandes résolutions de sa vie.

Mais ceux-là mêmes avouent qu’il en fut tout autrement le soir, à mesure que la nuit s’approcha, que la mauvaise fortune s’obstina, que l’ennemi s’accrut. Il n’y avait plus aucune chance de voir paraître Grouchy, dont le canon s’entendait à plus de trois lieues. Alors il eût été sage de céder à l’impossible. Sans penser davantage à la victoire pour ce jour-là, il n’y avait plus qu’à se servir de la réserve de la garde pour couvrir la retraite et sauver l’armée. Et certes il y avait pour Napoléon une grande différence à quitter le champ de bataille à la tête d’une troupe d’élite encore invincible, ou à se retirer en fugitif, laissant derrière lui son armée taillée en pièces; car la raison peut exiger que le général ne veuille pas l’impossible, et qu’il ne brise pas contre cette impossibilité les instrumens héroïques qui lui sont donnés pour vaincre.

Or Napoléon, le soir même, à sept heures et demie, à l’approche des masses noires de Ziethen et de Pirch, s’obstine encore, lui seul, à forcer la fortune ; il se croit encore la puissance de tirer un éclatant triomphe de cette crise désespérée. Le mot de retraite ne peut sortir de sa bouche; il jette en avant son dernier bataillon, son dernier peloton d’escorte, son dernier homme. Il reste seul, sans songer encore à la retraite, comme si par cette persévérance il allait épuiser l’adversité et contraindre le sort. Ce n’est plus là le génie du général toujours maître de soi; c’est le caractère de l’homme qui éclate tout entier à ce moment suprême. On dit qu’Annibal a fait de même à Zama. Son armée était déjà enveloppée, les deux ailes en fuite; il s’obstinait encore à arracher une victoire impossible. Peut-être est-ce à cause de cette dernière ressemblance qu’à tous les autres capitaines de l’antiquité Napoléon préféra toujours Annibal.

Voilà l’opinion des tacticiens. Ajoutons-y celle du moraliste, car les plus grandes opérations stratégiques ont pour théâtre l’âme du général, et vous n’expliquerez jamais une journée telle que Waterloo, si vous ne vous rendez compte de ce qui se passait alors dans l’esprit de Napoléon.

Son activité avait diminué, mais non pas son inflexibilité de caractère. Celle-ci s’était même accrue de cette sorte de raideur qu’apportent avec elles les années, les victoires ou même les défaites, et de cette disproportion voici ce qui s’ensuivit. A l’heure décisive, il se ramassa en lui-même dans une sorte d’immobilité stoïque. Comme il agissait moins, il laissa ses fautes produire tous leurs résultats; le mal s’accumula jusqu’à se changer en un désastre non-seulement sans remède, mais sans exemple.

Dans sa jeunesse, il avait su plier à propos sous la nécessité. Il avait cédé quelque chose même à Arcole, et plus tard à Marengo,