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Au milieu de cette mer d’hommes, trois carrés subsistaient encore. Par moment ils s’arrêtaient, croisaient le fer, et se dégageaient par un feu à bout portant des masses ennemies qui les pressaient. A la fin, il n’en resta plus qu’un seul. Le colonel Halkett, à la tête des Hanovriens, l’enveloppe sur trois faces; il crie entre chaque décharge : « Rendez-vous! » Une voix répond : « La garde meurt et ne se rend pas[1]! » C’était la voix de Cambronne; une nouvelle décharge le renverse d’un éclat d’obus à la tête. Il reste évanoui parmi les morts. Le carré reprend sa marche et s’éloigne.

Dans cette dernière mêlée, les étrangers[2] parlent avec une admiration particulière d’un régiment français de cavalerie : c’était le reste des grenadiers à cheval; ils marchaient au pas, en colonne serrée, dans un ordre magnifique : on eût dit qu’ils étaient étrangers au chaos qui les environnait. Le 12e de dragons anglais osa les charger : le régiment français se retourne tranquillement, les culbute, et reprend sa marche majestueuse. Un peu plus tard, le régiment étant de nouveau pressé, un officier sort des rangs et va décharger ses pistolets sur le colonel Murray. Comme Napoléon se retirait alors le long de la grande route, à la droite de cette cavalerie, on a pensé qu’elle voulut assurer par là le salut du chef de l’armée.

À ce moment, Wellington, voyant que son avant-garde avait atteint, avec Vivian, Vandeleur et Adam, la position française, se crut enfin vainqueur. Alors, mais seulement alors, il lâcha la bride à son armée, qu’il avait retenue jusque-là sur le plateau. Il ordonna un mouvement général en avant de la ligne entière. C’est le moment dont parle le général Foy, quand cette armée, immobile, enracinée à la même place depuis le matin, s’ébranla, comme un seul homme, des hauteurs d’Hougoumont et de Smohain. Dès ce premier pas, la division Lambert traverse la Haie-Sainte, que l’on trouva abandonnée aux blessés et aux morts. Les Anglais tiennent beaucoup à maintenir qu’entre la retraite de la garde et le mouvement en avant de leur ligne il s’est passé au moins douze minutes, car ils en concluent que ce sont eux qui ont percé le centre français avant l’irruption générale des Prussiens. Ce sont ces douze minutes que les historiens se disputent, et voilà le comble de la gloire humaine!

En face de l’armée anglaise qui se précipite, un homme s’était arrêté de l’autre côté du ravin; il était à pied, appuyé sur le bras

  1. D’après les Souvenirs d’un Officier, on a entendu Cambronne, revenu à Nantes, répéter lui-même ses paroles : Des gens comme nous ne se rendent pas! La première version s’est imposée à l’histoire. Il ne serait plus possible de revenir à la vérité nue sans paraître l’altérer.
  2. Voyez Siborne.