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et peut-être quelles impossibilités! Avait-on mesuré les distances? Ne savait-on pas à quel point les guides se trompent sur le temps nécessaire à une armée? Fallait-il recommencer la faute de Ney, de d’Erlon, et ne se trouver sur aucun champ de bataille, ni à Mont-Saint-Jean, ni à Wavre? Et si les quatre corps prussiens réunis sur les hauteurs de Wavre saisissaient l’occasion de cette marche de flanc, qu’arriverait-il? Comment ses divisions, désunies par la marche (et il ne faut pas oublier qu’il n’a que 32,000 hommes), ne seraient-elles pas compromises au passage de la Dyle, où l’attendront 90,000 hommes rangés sur l’autre bord? C’est donc une armée battue et dispersée qu’il amènera à Waterloo? Imagine-t-on que les Prussiens lui laisseront faire ce long chemin sans l’inquiéter sur la Dyle ou à Saint-Lambert, dont on aperçoit le défilé? A peine aura-t-il fait un pas dans la direction proposée, les éclaireurs du maréchal Blücher l’en instruiront aussitôt, et l’on verra les corps de Bulow, de Ziethen, de Pirch, tomber sur les flancs des Français. Au contraire, par la route que l’on suit, on va bien rassemblés, en bon ordre, aborder la masse des Prussiens à Wavre. Si, comme il est probable, ils veulent revenir par leur gauche sur les derrières de l’armée française, on sera là pour les en empêcher. D’ailleurs la volonté de l’empereur est formelle. »

Après ces paroles, que j’ai empruntées au général Gérard et au maréchal Grouchy eux-mêmes, les colonnes françaises, qui avaient fait halte un moment, se remettent en marche; il était midi, elles étaient à trois lieues de Wavre,

Les accusations amères répétées contre Ney dans les loisirs du bivac de Ligny avaient fait une impression profonde sur Grouchy. Il était bien décidé à ne pas s’en attirer de semblables, et par conséquent à marcher réuni sur une seule colonne et à ne rien tenter qu’avec toutes ses troupes rassemblées sous sa main. Ainsi le blâme injustement jeté sur Ney eut pour conséquence d’augmenter l’irrésolution et les lenteurs de Grouchy.

Le maréchal Grouchy avait été pendant la retraite de Russie le chef de l’escadron sacré dans lequel les généraux servaient comme capitaines et les capitaines comme soldats. Quand on l’avait vu une fois, on ne pouvait l’oublier : il était grand, la tête haute, le visage osseux, les pommettes des joues étonnamment saillantes, les yeux noirs très écartés et comme éblouis. Il laissait l’idée d’un brillant général d’avant-garde, mais non pas assurément celle de l’un de ces hommes rares sur lesquels la fortune d’un état peut se reposer sans crainte en des circonstances critiques. Lui-même le sentait. Il en donna deux fois la preuve : la première, lorsqu’il refusa le commandement à Ligny, la seconde, lorsqu’il s’en démit dès sa rentrée en France.