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convénient à les laisser faire, sans les surveiller de près, ce qu’ils avaient fait cent fois, et toujours avec la même infaillibilité?

Depuis deux heures, en avant de la Belle-Alliance, dix divisions d’artillerie de d’Erlon, de Lobau et de la garde continuaient de battre le centre et la gauche de l’armée anglaise. Cette furieuse canonnade de soixante-quatorze bouches à feu avait frayé le chemin à l’attaque de l’infanterie. Conformément aux ordres, les quatre divisions Quiot[1], Donzelot, Marcognet, Durutte, devaient marcher en échelons, la gauche en avant, afin de mieux tromper l’ennemi sur le véritable point d’attaque. Pendant que l’échelon de gauche abordera le premier l’ennemi et attirera ses forces de ce côté, les autres échelons se précipiteront sur l’extrême gauche anglaise; ils la rompront. Voilà les dispositions de détail par lesquelles s’exécutera le projet sur lequel repose la première conception de la bataille. L’ordre est donné. On s’ébranle.

Ici nous touchons à l’une des phases les plus obscures, les plus extraordinaires de cette journée. Que s’est-il passé à ce moment? Quelle méprise a eu lieu dans la transmission des ordres? Il est certain qu’il se commit là une erreur des plus étranges, et peut-être la seule de ce genre dans toute la série de nos grandes guerres. Napoléon, à plus de 1,500 mètres de là, n’a pas connu les circonstances fatales de cette première grande attaque; le courage allait s’y trouver impuissant par la suite d’une faute que l’on ne sait encore à qui attribuer.

Une chose est avérée. Les Anglais, rangés sur les hauteurs, abrités comme par un épaulement ou couchés au bord du chemin creux, virent descendre lentement, au milieu de la mitraille, quatre colonnes françaises, énormes, pesantes, espèces de phalanges antiques, profondes, sans intervalles, telles qu’il ne s’en était plus montré au feu, dans une attaque, depuis l’introduction de la tactique moderne. C’étaient des colonnes ou plutôt des phalanges de huit bataillons, tous déployés et serrés en masse l’un sur l’autre, sans aucune distance entre eux. L’ennemi éprouva un grand étonnement à l’approche de ces masses, et pourtant elles offraient par elles-mêmes peu de péril, car elles n’avaient aucun des avantages ordinaires dans un ordre d’attaque[2]. Elles ne pouvaient ni se déployer pour faire usage de leur feu et en couvrir l’ennemi, ni se rompre pour se former en carrés et se défendre sur toutes leurs faces, si elles étaient attaquées et enveloppées. Leur seule force était dans leur agglomé-

  1. Le général Alix, qui avait le commandement nominal de cette division, était absent, en mission.
  2. On dit pourtant que ce même ordre a été employé à Albuéra et à la Moskova. Voyez Jomini, sur la bataille d’Essling.