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lets, ses dernières instructions : « Qu’il soit bien entendu que c’est l’échelon de gauche qui marchera en tête. » L’ordre de commencer le mouvement va être donné; on l’attend.

Mais, pendant que cette formation s’achève, un grave événement détourne au loin l’attention de Napoléon. Avant de donner le signal demandé, il a promené ses yeux sur l’horizon, et là, perpendiculairement à sa droite, à une grande lieue du champ de bataille, sur la hauteur où pointe le clocher blanc de Saint-Lambert, il aperçoit comme un nuage qui lui paraît être des troupes. Le temps était très brumeux; les objets se discernaient mal à une certaine distance. Les généraux qui l’entouraient tournèrent les yeux de ce côté : les uns soutinrent que c’étaient des arbres, d’autres des troupes en position. il dit au major-général : « Maréchal, que voyez-vous sur Saint-Lambert? — J’y crois voir cinq ou six mille hommes. C’est probablement un détachement de Grouchy...» Il était alors une heure. Tel fut, d’après toutes les relations, le premier mouvement de Napoléon à la vue de ces troupes. C’était aussi pour lui l’avant-garde de Grouchy. Il le répéta, soit qu’il le crût, soit qu’il feignît de le croire. Dans tous les cas, l’illusion fut courte. Un de ses aides-de-camp, le général Bernard, s’élance au galop pour reconnaître cette colonne. A l’entrée du bois de Lasnes, il descend de cheval et se glisse à pied dans le fourré. En quelques instans, il s’approche des troupes en marche et les reconnaît distinctement. N’ayant plus le moindre doute, il revient en toute hâte auprès de l’empereur. Napoléon se promenait un peu à l’écart, le dos tourné à la bataille, sur les hauteurs de Rossomme. « Sire, ce sont les Prussiens. — Je m’en doutais. » Et aussitôt, se rapprochant des officiers de l’état-major et d’une voix haute, avec un visage assuré : « Voici, messieurs, Grouchy qui nous arrive. »

Napoléon pensait alors que ce n’était là qu’un corps peu nombreux; il s’obstinait d’ailleurs à croire que Grouchy suivait cet ennemi à la trace! La victoire, selon lui, ne sera que plus complète si ce détachement de l’armée prussienne est poursuivi en queue par Grouchy, tandis que lui il l’attaquera de front. Ainsi il tournait cet incident même à son avantage, tant il avait besoin d’espérer et de voir des promesses de victoire dans les plus dures menaces de la fortune !

Grâce à ces hauteurs de Saint-Lambert qui dominent la campagne, les têtes de colonnes prussiennes avaient été démasquées à l’extrémité de l’horizon; elles ne tomberont pas à l’improviste sur le champ de bataille. L’avertissement est donné à l’avance du plus loin que la vue puisse s’étendre. Comment Napoléon en profitera-t-il? Il est indubitable que sa seule précaution à ce moment fut d’en-