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Telle était, à dix heures du matin, la position de l’armée ennemie. Elle était prise en flagrant délit, suivant l’expression de Napoléon. Que se passa-t-il alors dans son esprit ? Qui le saura jamais ? Pourquoi attendit-il cinq heures encore avant de commencer l’attaque, car il ne s’y décida que vers trois heures après midi ? Quels graves motifs le forcent à retarder sans mesure la bataille, quand il a si grand besoin de la journée entière pour consommer la destruction de l’armée prussienne ? Il a dédaigné de s’excuser sur ce point comme sur tous les autres, n’ayant jamais cherché à se justifier qu’en accusant, et ici personne ne peut être responsable de ces retards. Est-ce qu’il voulait donner au maréchal Ney le temps d’écraser les Anglais et de tomber à bras raccourcis sur les derrières des Prussiens, en se rabattant sur lui à la dernière heure, conformément à la pensée sur laquelle il est revenu tant de fois dans ses commentaires de la bataille de Ligny ? Mais cette coopération de Ney, tardivement réclamée, pouvait être facilement illusoire ; d’ailleurs Napoléon avait sous la main tout ce qu’il lui fallait pour battre les forces opposées.

Les uns ont dit qu’il était souffrant, les autres que sa pensée était tout occupée de ce qu’il appelait les menées des jacobins à Paris, car il donnait ce nom à la liberté depuis qu’il avait autour de lui une armée ; d’autres prétendent que la liberté, même éloignée, paralysait son génie. Quoi qu’il en soit, ce retard devint une première cause de ruine, et je pense que la meilleure explication à donner, c’est que l’adversité rend le génie timide et temporisateur, parce que la première chose qu’elle ôte aux hommes, même les plus forts, c’est la foi en eux-mêmes. Faute de cette foi, qui n’est pas le génie, mais qui en est la compagne nécessaire, l’action devient plus difficile et plus lente. Elle ne suit que de loin le projet ; quand elle arrive, il est trop tard pour consommer le miracle.

Napoléon lui-même, plusieurs années après, est convenu de tout cela, et il a donné son secret, lorsqu’il a dit[1] : « Il est sûr que dans ces circonstances je n’avais plus en moi le sentiment du succès définitif. Ce n’était plus ma confiance première… Toujours est-il certain que je sentais qu’il me manquait quelque chose. » Cette explication est la vraie ; elle renferme toutes les autres.

Au reste, si le 16 juin il a tardé à agir, il n’a pas trop tardé à concevoir son plan d’attaque. La position ennemie reconnue, il a fixé ce plan par les considérations suivantes : s’il attaque les Prussiens par leur gauche, il trouvera plus d’obstacles, car il faudra gravir à découvert la pente jusqu’au village de Sombref ; d’ailleurs on ne fera que précipiter le mouvement des Prussiens vers les Anglais et hâter

  1. Mémorial de Sainte-Hélène, t. VII, p. 162.