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s’appliquer à la plupart des républiques de l’Amérique du Sud, annoncent un esprit juste, habitué à l’étude sérieuse des hommes et des choses, dégagé des exagérations de système et de parti-pris où s’égarent trop souvent les voyageurs transportés au milieu d’une société lointaine. Une réserve pourtant nous paraît nécessaire. M. Grandidier croit pouvoir attribuer en partie les difficultés actuelles du Pérou à la récente abolition de l’esclavage et de l’impôt de capitation qui pesait sur les tribus indiennes. Il est bien vrai que l’Indien, délivré du travail servile et ne se voyant plus pressé par l’obligation d’acquitter l’impôt personnel, s’abandonne à ses instincts naturels de paresse et d’indolence; mais n’y a-t-il donc, pour le soumettre à la loi du travail, d’autre procédé que la servitude? Ce n’est point sans regret que j’ai lu dans l’ouvrage de M. Grandidier l’apologie de ce moyen, que la législation européenne a définitivement proscrit et flétri. Comment blâmer l’abolition d’un régime sous lequel le Pérou est tombé dans la condition misérable où nous le voyons aujourd’hui? Il vaut mieux, là comme ailleurs, en créant au sein de la population récemment affranchie les besoins nouveaux du bien-être et même du luxe, provoquer l’éveil du travail libre, et cet infaillible procédé exercera son action à mesure que se développeront les rapports politiques et commerciaux du pays avec l’Europe. Or c’est précisément en vue de faciliter l’ouverture plus directe de. ces relations que MM. Grandidier ont tenté leur voyage d’exploration, à la recherche d’une voie de communication fluviale entre le Pérou et l’Océan-Atlantique. Explorer cette voie, qui serait, selon eux, le rio Madre de Rios, tel était leur projet. Comment n’a-t-il point été réalisé? M. Ernest Grandidier indique les obstacles qui lui ont barré la route, obstacles qui défiaient les forces humaines, et qu’il était à la fois téméraire et honorable d’affronter. Il pense que l’exploration sera moins difficile par le Brésil, en remontant le cours de l’Amazone jusqu’aux affluens, parmi lesquels on retrouvera sans doute la rivière Madre de Dios. Il montre par d’excellentes raisons à quel point la France, l’Angleterre, les États-Unis et le Brésil sont intéressés à percer la route directe qui doit conduire leurs steamers au pied des Cordillères. C’est là l’enseignement utile de ce voyage exécuté à travers l’Amérique et raconté avec une extrême sobriété de détails personnels et avec une modestie parfaite qui garantit l’exactitude du récit. L’ouvrage de M. Ernest Grandidier n’est point destiné à amuser les oisifs, peut-être même la physionomie pittoresque de la nature américaine y est-elle trop constamment voilée; mais l’auteur a voulu rendre compte d’une exploration scientifique et commerciale, et non point écrire des impressions de voyage. Les nombreux renseignemens qu’il a recueillis sur l’une des régions les moins connues du Nouveau-Monde sont tout à fait dignes de fixer l’attention.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.