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fant de trois ans. Son sourire idiot faisait mal à voir. Une heure après, il était mort. Vers quatre heures, la route était encombrée de traînards. Un pauvre marin-abordeur, souillé de terre que la sueur détrempait sur son front, était étendu la tête en bas, serré et bridé, comme un animal de somme, par sa corde à grappin et les courroies de ses étuis à revolver, sans compter le poids d’une grenade logée sur le ventre dans une poche de grosse toile à voile. Qui l’eût reconnu? Deux jours auparavant, sous un feu violent, il arrivait comme un lion, et défonçait la porte du deuxième fort de Ki-oa. Des coolies, la tête appuyée sur les cantines, semblaient morts de fatigue et de chaleur. Les soldats qui les conduisaient s’étaient arrêtés sous le poids du même accablement. Un de ces pauvres mercenaires, un Cantonais, qui était joli comme une femme et qui avait quinze ans, pleurait en levant ses yeux fendus en amande, pleins d’une sorte de langueur bestiale, et disait : «Malade, capitaine! »

On arriva cependant. Le soleil venait de disparaître; mais nous pûmes encore distinguer le fort du Rach-tra au milieu des grands arbres qui l’entourent. Deux pièces commandaient la route, qu’elles prenaient en enfilade. Les préparatifs devinrent inutiles : l’armée annamite avait pris la fuite. On ne trouva d’autres traces de son passage que des haillons souillés de sang sur la route et les cadavres de six chrétiens décapités. Le fort renfermait des caisses de lingots d’argent et des sapèques soigneusement enfilées et ficelées. Il y avait environ pour 20,000 francs d’argent et 50,000 francs de monnaie de zinc.

Le bois cessait à partir du fort, et l’on découvrait un plateau qui s’inclinait vers un marais sans fin, coupé par une chaussée qui conduit aux limites de la Cochinchine et du Cambodge. Quatorze jonques de guerre, abritées par des toitures en paille, étaient alignées le long de cette chaussée depuis la prise de Saigon. Quelques feux commençaient à s’allumer; des hommes parcouraient l’esplanade avec des brassées de paille. Les ordonnances s’oubliaient pour faire du thé à leurs officiers. Les tentes-abris s’élevaient près du sol, et l’on entendait dans la plaine le bruit des pioches et des masses sur les piquets; mais il y avait peu de cris humains. Bientôt les feux s’éteignirent, et la nuit ne fut plus troublée que par le cri d’une variété de grenouille qui mugit comme un veau, et par les appels des factionnaires, toujours émouvans en temps de guerre, et que les vieux soldats savent si bien moduler : « Sentinelles, prenez garde à vous! » un long appel, suivi d’un commandement rapide.

Cette nuit, que tant de gens fatigués n’auraient pas cédée pour un empire, parut trop longue à tous ceux qui n’avaient pas de moustiquaires. Les moustiques de Rach-tra ont un aiguillon qui produit l’effet d’un coup de lancette. Les marins s’en consolèrent à la façon des anciens navigateurs, en baptisant le lieu de noms allégoriques : le camp de Tay-theuye s’appela le camp des Moustiques, et le fort de Rach-tra prit le nom de fort des Têtes-Coupées. Ces cadavres de chrétiens annamites gisaient encore sur la route. Étaient-ce des martyrs qui avaient confessé leur foi au prix de leur vie ou simplement des prisonniers exécutés dans un élan de férocité sauvage exaltée par la défaite de Ki-oa? C’est ce que nous n’avons pu savoir. Ces cadavres étaient couverts de vêtemens ternes pareils à ceux des paysans anna-