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Si grandes que soient encore les découvertes qu’il reste à faire, il est un principe dont on peut dès à présent s’emparer : l’humanité n’a pas toujours été exactement semblable à elle-même ; les idées qui constituent notre patrimoine le plus précieux ont eu leur histoire ; les civilisations, qui ne sont autre chose que l’ensemble des idées dominantes à une certaine époque et dans un certain pays, n’ont pas été les copies serviles les unes des autres ; la flamme de l’esprit s’est déplacée, mais en même temps elle a grandi. Cette âme historique, dont les premiers mouvemens, les manifestations les plus spontanées, demeurent encore perdus dans les ténèbres du passé, s’est développée d’âge en âge, de nation à nation ; elle ne s’est jamais fixée définitivement sur une esthétique, une philosophie, une religion particulière. Heureux ceux qui peuvent assister à une de ces floraisons de l’esprit humain durant lesquelles l’art, la foi, la science, tout se renouvelle ; les âmes, poussées par un vent favorable, suivent alors des rives nouvelles, et le monde semble se colorer d’une lumière plus vive. Ces beaux transports ne peuvent toujours durer, mais ils ne sont point perdus. Rien ne s’égare, rien n’est inutile. L’impulsion ici donnée se propage ailleurs, s’étend, jamais ne s’arrête. Il n’est point d’astronome qui ne porte en lui Newton. La civilisation grecque n’a pas péri, elle remplit encore tout le monde civilisé. Qui n’est païen devant la Vénus de Milo ou les médailles de la Grande-Grèce ? Homère revit dans chacun de ses lecteurs. Platon n’est pas mort, il ne mourra jamais. Elle retentit encore et retentira à travers tous les siècles, cette parole grave et douce qui, dans le sermon sur la montagne, donnait des consolations aux faibles, aux simples, aux opprimés. Qui n’en est ému, comme s’il l’entendait sortir des lèvres saintes d’où elle tombait ?

On peut craindre que la critique et l’érudition ne fassent dans l’homme une part trop grande à l’âme ethnologique ou historique, et ne rétrécisse trop le domaine de l’individualité. Il y a là sans aucun doute une mesure difficile à trouver ; mais ce danger ne saurait nous aveugler sur l’existence dans l’âme d’un élément qui représente l’action générale de l’humanité sur chaque individu, suivant les temps, les lieux et les circonstances. Ne nions pas la liberté de l’homme, mais comprenons que la liberté elle-même ne se conçoit pas sans des luttes et des résistances, et nul effort n’est plus méritoire que celui qui s’exerce au nom d’une volonté personnelle contre la tyrannie que veulent nous imposer l’opinion, la tradition, la coutume, le bon sens, qui n’est autre chose que la raison de l’âme historique. Qui ne sait que ce sont là les forces les plus difficiles à vaincre, parce qu’elles trouvent des auxiliaires puissans en nous-mêmes ? Nous voulons respirer l’air de la liberté, mais nos poumons sont accoutumés à l’atmosphère du siècle, de la nation, de la fa-