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son amour pour Aaron et cette humble union dans laquelle elle a placé toutes ses espérances de bonheur ? L’auteur nous dit que les révélations de Godfrey n’excitent chez Eppie que de la répulsion pour le père qui se découvre à elle et pour le sort qui lui est offert. Le mot de répulsion est peut-être excessif ; mais assurément personne ne peut être surpris de la réponse de la jeune fille lorsqu’elle est mise de nouveau en demeure de choisir. « Je ne puis me persuader que j’aie eu un autre père que lui, s’écria impétueusement Eppie, tandis que les larmes s’amassaient dans ses yeux. J’ai toujours rêvé une petite maison où il occuperait son coin, où je ferais le ménage et où j’aurais soin de lui ; je ne puis me faire à l’idée d’un autre intérieur. Je n’ai pas été élevée pour faire une belle dame, et cette pensée ne peut m’entrer dans la tête. J’aime les ouvriers, et leurs maisons, et leurs façons de vivre. Et, ajouta-t-elle en fondant en larmes, j’ai promis d’épouser un ouvrier qui vivra avec le père et qui m’aidera à prendre soin de lui. »

C’est précisément parce que cette réponse d’Eppie est trop facile à prévoir et trop certaine qu’une des situations les plus fortes qu’on puisse imaginer n’aboutit pas à faire naître l’émotion, et qu’une scène qui pouvait aisément devenir dramatique ne réussit pas à soutenir la curiosité du lecteur. L’œuvre porte encore ici la peine d’une fausse conception. Avec le caractère, la conduite et le langage que George Eliot prête à Godfrey, l’issue de la lutte entre le père par le sang et le père par l’affection ne peut pas être douteuse un instant et n’éveille point par conséquent l’intérêt. Nous n’avons pas à craindre que le bonheur du pauvre tisserand soit détruit par sa fille adoptive, et quant à Godfrey, qui n’inspire par lui-même aucune sympathie, l’effet que peuvent avoir sur un père de cette trempe les refus d’Eppie ne saurait nous causer la moindre inquiétude. Godfrey en définitive renonce à faire valoir ses droits ; il accepte la résistance de sa fille comme le châtiment de sa conduite passée. « J’ai voulu, dit-il à sa femme, passer pour n’avoir point d’enfant, lorsque j’en avais un ; maintenant c’est malgré moi que je passerai pour n’en point avoir. » Et il se console en payant les frais de la noce d’Eppie et en se promettant de ne pas l’oublier dans son testament. Qui blâmerait Eppie de s’être peu souciée d’un pareil père ?

Voilà tout ce roman, qui aurait pu être aisément un beau livre, si le sujet avait été creusé plus profondément, et si la méditation et le travail avaient donné à l’idée-mère son développement légitime ; mais comment s’astreindre à mûrir un plan, comment demeurer sévère pour soi-même lorsqu’on est arrivé du premier coup à la renommée, lorsque les sollicitations vous pressent de toutes parts et que le succès est assuré d’avance ? On se laisse aller à cet enivre-