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sultat d’un commerce avec le démon. Silas est pris d’un de ces accès pendant qu’il veille auprès du lit où vient d’expirer un des dignitaires de la secte. Son meilleur ami en profite pour voler la caisse de la communauté et pour tout disposer de telle sorte que les soupçons ne puissent tomber que sur le pauvre tisserand. Quoique tout accuse celui-ci et que les preuves abondent, la secte invoque le Seigneur et lui demande de faire connaître le coupable ; on tire au sort, et le sort désigne Silas. Les principes de la secte lui interdisent de livrer le tisserand à la justice, mais elle le bannit de son sein. Sa fiancée rompt ses engagemens avec lui, et elle épouse presque immédiatement l’ami parjure qui l’a calomnié et perdu. Silas, désespéré, fuit loin de son pays ; il vient s’établir à Raveloe, dans une maison isolée, située en dehors du village, à deux pas d’une carrière abandonnée. C’est ici que commence le roman.

Trahi par l’amitié, trahi par l’amour, trahi même par Dieu, qui semble avoir porté contre lui un faux témoignage, où ce malheureux trouvera-t-il un refuge et une consolation ? Tout lui manque à la fois, et sa seule ressource est de s’absorber tout entier dans le travail manuel qui le fait vivre. Il se refuse à tout commerce avec les hommes ; il ne prie plus : il s’efforce d’étouffer en lui la vie intellectuelle et morale. La solitude, la cessation de tout exercice intellectuel, les privations achèvent d’affaiblir cette intelligence dépourvue de ressort ; l’existence de Silas devient purement animale, il ne tient plus à l’humanité que par une passion unique, qui est née chez lui, par l’avarice, qui remplit seule son esprit. Quand le malheureux sera arrivé à l’abrutissement, l’auteur rallumera chez lui la foi, l’intelligence, l’amour de ses semblables, et le ramènera par degrés à son point de départ. L’instrument de cette rénovation est un petit enfant que Silas adopte et dont l’affection le transforme peu à peu. L’histoire d’une âme, sa dégradation par l’oubli de Dieu et la haine des hommes, sa régénération par l’amour et le dévouement, telle est en dernier résultat la donnée de Silas Marner. Elle est neuve et hardie, mais elle suppose une étude patiente et profonde du cœur humain. George Eliot était capable de la bien remplir : avec sa sagacité pénétrante, son talent d’analyse, la finesse de son intuition psychologique et la puissance de son pinceau, il pouvait faire, en même temps qu’un roman d’un vif intérêt, une œuvre d’une haute portée morale et philosophique. Il ne nous a donné qu’une faible esquisse, qui laisse à peine deviner le beau livre qu’on avait droit d’attendre d’une telle donnée et de l’auteur d’Adam Bede.

Le début est heureux ; c’est une agréable peinture de l’impression produite sur les habitans de Raveloe par le solitaire farouche qui s’est établi à côté d’eux sans que personne sache d’où il est venu,