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sonnages exceptionnels : ce n’est là qu’une querelle de mots. Grands et petits, faibles et forts sont égaux devant le lecteur ; mais si vos héros n’ont rien de particulièrement aimable, pourquoi les aimerai-je ? Si leurs infortunes, pour la grandeur ou l’injustice, ou pour le courage avec lequel elles sont supportées, n’ont rien qui dépasse ce que je vois tous les jours autour de moi, comment espérez-vous m’apitoyer ? George Eliot ne se trompe pas moins lorsqu’en demandant que des écrivains « se dévouent à la représentation fidèle des choses ordinaires de la vie, » il semble attribuer une influence quelconque aux caractères extérieurs des choses ou à la condition des personnages. Les écrivains ont toujours eu liberté entière à cet égard, et rien n’est plus indifférent au point de vue de l’émotion littéraire.

Il y a deux mille ans qu’un grand poète indiquait d’un seul mot la source de cette émotion. « Voulez-vous que je pleure ? disait Horace. Commencez par pleurer. » Si je ne puis me défendre d’être remué profondément en présence d’une grande et sincère douleur, en face d’un fils qui pleure sa mère ou d’une mère privée de son enfant, c’est que ma mémoire me rappelle ce que j’ai ressenti ou qu’une intuition rapide m’enseigne ce que j’éprouverais en pareil cas ; c’est que je me substitue par la pensée à ce fils ou à cette mère qui pleure, et dans cette identification passagère ma poitrine se serre et mon cœur se brise. Poètes ou romanciers qui voulez m’arracher des larmes, identifiez-vous à votre tour avec vos personnages, et, quels qu’ils soient, grands ou petits, rois ou paysans, mettez dans leur bouche le langage du cœur, afin que dans leurs douleurs je croie reconnaître ou deviner les miennes.

La sympathie, telle est la source de l’émotion littéraire, et le canevas de l’art est uniquement le cœur humain. Peu importent donc les temps, les lieux, les conditions ; la nature humaine est partout et toujours la même, obéissant aux mêmes passions, se réjouissant des mêmes joies, s’affligeant des mêmes douleurs. Nous admirons comme un triomphe de la science moderne cette puissance merveilleuse de l’électricité, qui peut au même moment, en vingt endroits, faire exécuter à vingt horloges le même mouvement. L’art a de tout temps accompli le même prodige dans l’ordre moral ; il n’arrache pas à un cœur un cri de détresse ou de joie sans que ce cri ne trouve un écho dans toute poitrine humaine. Quel que soit le but final qu’ils se proposent, l’orateur et l’écrivain n’ont qu’un seul objet immédiat : c’est de faire passer chez autrui une émotion ressentie ou retracée par eux. Ils n’y réussissent qu’à la condition de toucher juste : de là deux écueils dans les œuvres d’imagination, où l’auteur est obligé d’emprunter la voix de ses personnages et se cache derrière ses