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à la foule une condition assurée de bonheur, et le contraste éclatant entre le sort que leur naissance promettait à ces filles de rois et la destinée qui leur était échue frappait fortement les imaginations : il remplissait à demi la tâche du poète.

C’est un contraste analogue que cherchaient Richardson et Bernardin de Saint-Pierre lorsqu’ils attribuaient libéralement à des héroïnes plébéiennes l’innocence, la beauté, la grâce, tous les charmes et toutes les vertus qui peuvent captiver les cœurs. Il leur semblait que plus Clarisse et Virginie seraient charmantes et dignes de tous les bonheurs, plus leur infortune serait grande et surtout imméritée, et plus aussi l’émotion naîtrait naturellement du tableau de leur fin tragique. Quel est le lecteur dont les larmes n’aient pas donné raison à ces deux écrivains ? Si ceux-ci n’ont point failli aux règles de l’art, ont-ils donc manqué à la vérité ? George Eliot le pense sans doute, lorsqu’il ne se contente pas de faire d’Adam Bede un ouvrier et de Dinah Morris une fille de fermier, lorsqu’il se défend soigneusement de leur attribuer aucune qualité remarquable de cœur ou d’esprit. L’insistance qu’il met à répéter à tout propos que Dinah Morris est une femme comme une autre, qu’Adam Bede est un homme de tous les jours, ni meilleur ni pire que tous ceux qu’on rencontre à chaque pas, montre à quel point il craint d’être infidèle à ses propres règles. Est-il sûr cependant de ne les avoir pas violées ? Combien d’hommes, ouvriers ou non, supporteraient avec la même vertu les épreuves auxquelles Adam Bede est soumis ? Combien de femmes, quelque vive que soit leur foi, peuvent, comme Dinah Morris, haranguer une foule et la remuer par leur éloquence ? George Eliot dira que, dans la vie de ses personnages, ce sont là des accidens qui ne détruisent pas l’harmonie des caractères ; il faudrait prouver que ces sortes d’accidens peuvent surprendre tout le monde. Qu’importe d’ailleurs, au point de vue de l’art, que l’éminence morale d’un personnage soit accidentelle ou continue, si l’on admet que cette éminence soit un des élémens de l’émotion produite ? La vérité littéraire est d’accord avec la vérité humaine. À tout instant de la vie, ne voyons-nous pas le premier venu d’entre nous, le véritable homme de tous les jours, se transfigurer momentanément sous l’influence d’une émotion profonde ou d’un sentiment vrai ? Et c’est précisément parce que, sous l’empire d’une douleur sincère, l’homme foudroyé par le malheur cesse d’être l’individu que nous avons vu hier et que nous reverrons demain, que l’éloquence spontanée de sa parole et de sa physionomie nous frappe, nous attache et nous émeut. L’art fait-il autre chose que reproduire ces scènes de tous les jours ?

Que George Eliot ne parle donc point d’âme extrême ni de per-