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accuse point de lui opposer une pure théorie : tenons-nous-en aux faits de tous les jours. Je suppose que vous vous trouviez loin de la ville, en pleine campagne, par une belle soirée ; prêtez l’oreille : un vent léger passe sur les blés et gémit dans les feuilles, des milliers d’insectes confondent leurs bourdonnemens et leurs cris ; aucun son accusé et distinct n’arrive jusqu’à vous : bientôt cependant de ces mille bruits se dégage une vague harmonie qui n’est ni sans charme ni sans grandeur. Direz-vous que c’est la vraie, la seule musique ? Mais que la voix du rossignol vienne à s’élever, tous les autres bruits disparaissent aussitôt : ce n’est pas qu’ils aient cessé, c’est que l’oreille ne les perçoit plus, tout entière au chant qui la ravit, et le rossignol s’est déjà tu, qu’elle croit entendre encore ou qu’elle cherche à ressaisir sa plainte amoureuse. Donnerez-vous tort à votre oreille ? Donnerez-vous tort aussi à vos yeux si, en face d’une forêt qui s’étend jusqu’à l’horizon, votre regard s’arrête invinciblement sur le groupe d’arbres le plus élevé, et finit par n’en plus voir d’autre ? Nos sens, trop bornés pour saisir une multitude d’objets à la fois, divisent ce qu’ils ne peuvent embrasser, et tout ce qui se détache de la masse commune les attire irrésistiblement. Il en est des yeux de l’esprit comme de ceux du corps. Lorsqu’un prédicateur s’adresse à la foule et veut lui inspirer ou l’amour de la vertu ou la haine du vice, tracera-t-il le portrait d’un homme ordinaire avec ce mélange de qualités et de défauts qui est le lot habituel de l’humanité ? Ce n’est point une théorie, c’est l’instinct même de l’orateur qui le conduira à choisir pour modèle l’angélique pureté du Christ, ou à invoquer comme exemple la vie de quelque grand coupable. Le bien et le mal, où qu’ils se rencontrent, ne perdent rien, l’un de son mérite, l’autre de sa laideur ; mais plus les traits sont saillans et fortement accusés, plus l’esprit les saisit et les retient aisément.

Aristote n’avait point encore tracé les règles du drame, lorsqu’au sein de la démocratie la plus intolérante qui fut jamais et chez le peuple le plus jaloux de ses droits, les poètes athéniens ne mettaient sur la scène que des filles de rois. Antigone, Iphigénie, Andromaque, avec leur long cortège de douleurs : n’était-ce point cependant, à cette époque de luttes impitoyables, un événement de tous les jours que de voir des filles arrachées du sein maternel, des femmes emmenées du toit conjugal, et condamnées à toutes les humiliations et à toutes les rigueurs de la servitude ? L’esclavage était-il donc moins rude et la pauvreté moins féconde en souffrances pour une simple fille d’Athènes ou de Mégare ? Non sans doute : mais le mot seul de royauté entraîne avec lui les idées d’illustration, de richesse, de puissance, c’est-à-dire de tout ce qui paraît