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rales, tout contribua à faire d’Adam Bede un événement[1]. George Eliot prit place du premier coup parmi les meilleurs romanciers de l’Angleterre. L’année suivante (1860) vit paraître le Moulin dans la Prairie[2], et cette année encore le retour du printemps a ramené George Eliot devant le public avec un troisième roman, Silas Marner.

L’annonce seule de Silas Marner avait éveillé nos inquiétudes. Ce n’était pas sans appréhension que nous voyions la femme distinguée qui se cache sous le nom de George Eliot céder à l’enivrement du succès, et se mettre volontairement au rang de ces écrivains trop féconds auxquels une avide importunité arrache tous les ans un nouveau roman pour les premiers jours de la saison. Faut-il dire que nos craintes ont été dépassées, que Silas Marner est au-dessous de l’œuvre qui l’a précédé, et qui est elle-même inférieure à Adam Bede ? Au fond, qui pourrait être surpris d’un tel échec ? L’esprit humain n’engendre pas aussi régulièrement des œuvres que l’arbre donne ses fruits ou le champ sa moisson ; il a besoin d’être fécondé par la méditation et le travail. Ici tout porte les marques de la précipitation : rien n’est mûri, ni le plan, ni les détails ; rien n’est agencé avec ce soin auquel se reconnaît un auteur qui a le respect de lui-même et du public ; le talent n’éclate plus que par intervalles. Sans le nom dont il est signé, Silas Marner n’aurait peut-être éveillé ni l’attention ni les sévérités de la critique, et pourtant il le mérite, on va en juger.

Est-ce à dire que George Eliot soit épuisé, et qu’il n’y ait plus rien à attendre d’un écrivain si bien doué ? Le nombre est grand, on le sait, des auteurs dont le premier livre est demeuré le meilleur et à vrai dire l’unique ouvrage. Rien n’autorise pourtant à penser qu’il en doive être ainsi de George Eliot. Adam Bede accuse des qualités trop éminentes et un talent trop vigoureux pour que l’auteur ne retrouve pas le succès aux conditions auxquelles il l’a déjà obtenu, c’est-à-dire avec une œuvre méditée et mûrie, et en se dérobant aux tentations et aux dangers d’une production trop hâtive. George Eliot se relèvera donc, dès qu’il le voudra, d’une chute qu’on pourrait presque regarder comme volontaire. C’est cette conviction qui inspire et qui autorise la sévérité de notre jugement, et la sincérité est ici un devoir d’autant plus impérieux qu’à côté des défauts qui s’expliquent par la précipitation du travail, Silas Marner en a d’autres qui sont le résultat d’un système et d’une sorte de parti-pris.

George Eliot paraît vouloir prendre parmi les romanciers de son

  1. Voyez, sur Adam Bede, la Revue du 15 juin 1859.
  2. Dorlcote-Mill (réduction critique de ce roman) a paru dans la Revue du 15 juin 1860.