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intelligence, car d’excellens papiers ont été plus d’une fois désorganisés et presque réduits en poudre par le blanchissage. L’effet d’une telle préparation est en vérité surprenant : mon guide, jeune homme de vingt ans, qui était né dans la fabrique et qui en connaissait tous les secrets, me montra deux poignées de pâte de chiffons, l’une avant et l’autre après le blanchissage ; il y avait entre elles la différence de la boue à la neige. Et pourtant il existe des degrés dans la blancheur, des degrés dont on ne s’aperçoit que par la comparaison. La pâte qu’il m’avait montrée d’abord avait été faite avec des chiffons de couleur ; il m’en présenta une autre qui avait été préparée avec de la batiste, et je m’étonnai des éloges que j’avais donnés à la première. Il m’expliqua en outre que de toutes les nuances le rouge était la plus difficile à effacer sous la puissance des réactifs chimiques. Nous vîmes en effet dans l’une des cases des flocons de pâte qui avait été extraite de chiffons rouges, et qui, malgré le blanchissage, conservait une légère teinte rose, d’ailleurs fort agréable à l’œil.

La fibre du linge ou du coton, qui a maintenant retrouvé sa robe d’innocence, est de nouveau lavée dans des auges et de plus en plus dégagée des anciens liens qui la retenaient à l’état d’étoffe. Comme cette seconde épreuve ressemble beaucoup à celle que les chiffons ont déjà subie dans les premières baignoires de pierre, il est inutile de s’y arrêter. Passons dans une autre chambre où nous trouverons une énorme cuve, vat, ayant la grandeur et la forme de la cuve qui reçoit le porter dans les brasseries anglaises. C’est un réservoir dans lequel on dépose la pâte liquide et arrivée à l’état de perfection. La couleur de ce liquide varie selon la nature du papier qu’on se propose de faire. Il a le plus souvent la blancheur et l’épaisseur de la crème, d’autres fois il est chargé d’une légère teinte bleue. À en croire les traditions qui courent dans les fabriques de papier, l’usage de bleuir la pâte aurait été dû dans l’origine à un hasard. Cet usage remonte, en Angleterre, à 1746, et fut inauguré dans un moulin à papier appartenant à M. Buttenshaw. Sa femme était un jour occupée à surveiller un blanchissage de linge fin lorsque par accident elle laissa tomber un sac de poudre bleue[1] dans une masse de pâte de papier qui était prête pour le service de la fabrique. Quel fut le désespoir de Mme Buttenshaw quand elle vit le bleu se dissoudre et s’amalgamer rapidement avec le liquide au fond de la cuve ! Elle était si effrayée du mal qu’elle avait fait qu’elle se garda bien d’en parler à son mari. Celui-ci pourtant fut bien surpris, et allait demandant à chacun la cause qui avait changé la couleur de la pâte. Comme il ne

  1. Les ménagères se servent en Angleterre, pour colorer leur linge, du bleu de roi et d’un autre bleu en poudre.