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vu le feu à Balaclava. Toutes ces vieilleries, pour lesquelles le lien des temps, des lieux et des associations naturelles était rompu, avaient je ne sais quoi d’horrible et de mélancolique. Le bottle and rag shop, malgré sa laideur et sa malpropreté, eût été de nature à provoquer les réflexions d’un philosophe. Ces habits, qui n’avaient presque plus de forme, n’avaient-ils point vécu de la vie des personnes ? n’avaient-ils point assisté aux joies et aux douleurs, aux fêtes et aux drames de l’humanité ?

L’imagination pouvait travailler sur un bout de jarretière brodée, sur un reste de corset, sur un bracelet de cheveux dont la fermeture en chrysocale était cassée. Au milieu de ce pandémonium des vieux habits, des os et des verres brisés, les chiffons, surtout les chiffons blancs, occupaient une place d’honneur. C’étaient évidemment les favoris du maître. « Je vois, lui dis-je, que votre commerce ne va point mal. » L’homme prit un air contrit : « Je n’ai point coutume de me plaindre, répondit-il, quoique je paie bien cher pour tout ce que j’achète. C’est surtout avec les pauvres que nous faisons des affaires, et Dieu merci ! ils ne manquent point dans le voisinage. Si vous voulez me promettre de me vendre à l’avenir vos chiffons et vos vieux papiers, je vous montrerai mon établissement. » J’acceptai de grand cœur la proposition, et nous parcourûmes des chambres, des alcôves et une cour tout encombrées d’objets sur lesquels on pouvait suivre les dégradations successives de la misère et de la caducité. D’un grenier noir où le vent agitait toute sorte de lambeaux informes pendus à des cordes, — véritable danse macabre des haillons, — nous descendîmes dans une espèce de cave éclairée par une fenêtre ouverte sur la rue, et où deux hommes étaient occupés à faire le triage des chiffons. Le marchand m’expliqua que jusqu’ici les divers morceaux d’étoffe étaient plus ou moins confondus dans le même tas, comme les morts dans le cimetière. La cave où nous étions était la vallée de Josaphat où devait avoir lieu le jugement dernier des chiffons rassemblés de tous les coins du globe. « Il y a donc, lui demandai-je, des bons et des mauvais ? — Certainement, reprit l’homme d’un air grave. Les chiffons se classent dans notre commerce par ordre d’utilité ; chacun d’eux a sa valeur, son emploi, sa destination. Les étoffes que vous estimez le plus, quand elles sont neuves, sont généralement celles dont nous faisons le moins de cas. Le velours, par exemple, qui vous a des airs de grand seigneur, et la soie, qui fait tant son orgueilleuse, ne peuvent être transformés par l’industrie, quand l’un et l’autre ont accompli leur temps. Le drap et les étoffes de laine, qui coûtent pourtant assez cher, ne sont bons dans leur vieillesse qu’à faire une sorte de bure ou de drap grossier avec lequel on habille les pensionnaires du workhouse, les prisonniers et les enfans trouvés. Il existe maintenant une machine qui tourmente