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rai pas fâché d’en voir quelques-uns au bout de mon fusil ; ça change les idées.

— Oui, répondait Labarbe, nous allons en voir de drôles : les petits enfans de la montagne pourront en raconter sur leurs pères et leurs grands-pères… Et les vieilles, à la veillée, vont-elles en faire des histoires dans cinquante ans d’ici !

— Camarades, dit Hullin, vous connaissez tous le pays, vous avez la montagne sous les yeux, depuis Thann jusqu’à Wissembourg ; vous savez que deux grandes routes, deux routes impériales, traversent l’Alsace et les Vosges. Elles partent toutes les deux de Bâle ; l’une longe le Rhin jusqu’à Strasbourg, de là elle va remonter la côte de Saverne et entre en Lorraine. Huningue, Neuf-Brisach, Strasbourg et Phalsbourg la défendent. L’autre tourne à gauche et passe à Schlestadt ; de Schlestadt, elle entre dans la montagne et gagne Saint-Dié, Raon-l’Étape, Baccarat et Lunéville. L’ennemi voudra d’abord forcer ces deux routes, les meilleures pour la cavalerie, l’artillerie et les bagages ; mais, comme elles sont défendues, nous n’avons pas à nous en inquiéter. Si les alliés font le siège des places fortes, — ce qui traînerait la campagne en longueur, — alors nous n’aurons rien à craindre ; mais c’est peu probable. Après avoir sommé Huningue de se rendre, Belfort, Schlestadt, Strasbourg et Phalsbourg de ce côté des Vosges, Bitche, Lutzelstein et Sarrebrück de l’autre, je crois qu’ils tomberont sur nous. Maintenant écoutez-moi bien. Entre Phalsbourg et Saint-Dié, il y a plusieurs défilés pour l’infanterie ; mais il n’y a qu’une route praticable au canon : c’est la route de Strasbourg à Raon-les-Leaux par Urmath, Mutzig, Lutzelhouse, Phramond, Grandfontaine. Une fois maîtres de ce passage, les Autrichiens pourraient déboucher en Lorraine. Cette route passe au Donon, à deux lieues d’ici, sur notre droite. La première chose à faire est de s’y établir solidement, dans l’endroit le plus favorable à la défense, c’est-à-dire sur le plateau de la montagne, de la couper, de casser les ponts et de jeter en travers de solides abatis. Quelques centaines de gros arbres en travers d’un passage, avec toutes leurs branches, valent des remparts. Ce sont les meilleures embuscades, on est bien à couvert, et l’on voit venir. Ces gros arbres tiennent en diable ! Il faut les dépecer morceau par morceau ; on ne peut jeter des ponts dessus ; enfin c’est ce qu’il y a de mieux. Tout cela, camarades, sera fait demain soir ou après demain matin au plus tard : je m’en charge ; mais ce n’est pas tout d’occuper une position et de la mettre en bon état de défense, il faut encore faire en sorte que l’ennemi ne puisse la tourner…

— Justement j’y pensais, dit Materne ; une fois dans la vallée de la Bruche, les Autrichiens peuvent entrer avec de l’infanterie dans