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c’est ma première demande… Je la renouvellerai deux fois encore… entends-tu ?… deux fois ! Et si tu persistes dans ton obstination,… malheur,… malheur sur toi et sur ta race !

— Comment ! tu ne veux pas manger de soupe ?

— Non ! non ! hurla le fou, je n’accepterai rien de toi tant que tu n’auras pas consenti… Rien ! rien !

Et se dirigeant vers la porte à la grande satisfaction de Louise, qui voyait toujours le corbeau battre de l’aile contre les vitres, il dit en levant son sceptre : — Deux fois encore !… — Et il sortit.

Hullin partit d’un immense éclat de rire. — Pauvre diable ! s’écria-t-il. Malgré lui, son nez se tournait vers la marmite… Il n’a rien dans l’estomac,… ses dents claquent de misère… Eh bien ! la folie est plus forte que le froid et la faim.

— Oh ! qu’il m’a fait peur ! dit Louise.

— Allons, allons, mon enfant, remets-toi… Le voilà dehors… Il te trouve jolie, tout fou qu’il est. Il ne faut pas que cela t’effraie.

Malgré ces paroles et le départ du fou, Louise tremblait encore et se sentait rougir en songeant aux regards que le malheureux dirigeait vers elle.

Yégof avait repris la route du Valtin. On le voyait s’éloigner gravement, son corbeau sur l’épaule, et faire ses gestes bizarres, quoiqu’il n’y eût plus personne autour de lui. La nuit approchait ; bientôt la haute taille du roi de carreau se fondit dans les teintes grises du crépuscule d’hiver et disparut.


II.

Le soir du même jour, après le souper, Louise, ayant pris son rouet, était allée faire la veillée chez la mère Rochart, où se réunissaient les bonnes femmes et les jeunes filles du voisinage jusqu’à près de minuit. On y racontait de vieilles légendes, on y causait de la pluie, du beau temps, des mariages, des baptêmes, du départ ou du retour des conscrits,… que sais-je ? Et cela vous aidait à passer les heures d’une manière agréable.

Hullin, resté seul en face de sa petite lampe de cuivre, ferrait les sabots du vieux bûcheron ; il ne songeait déjà plus au fou Yégof : son marteau s’élevait et s’abaissait, enfonçant les gros clous dans les épaisses semelles de bois, et tout cela machinalement, à force d’habitude. Cependant mille idées lui passaient par la tête ; il était rêveur sans savoir pourquoi. Tantôt il songeait à Gaspard, qui ne donnait plus signe de vie, tantôt à la campagne, qui se prolongeait indéfiniment. La lampe éclairait de son reflet jaunâtre la petite cassine enfumée. Au dehors, pas un bruit. Le feu commençait à s’éteindre ; Jean-Claude se leva pour y remettre une bûche ; puis il se rassit