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des frontières écartée, découvre-t-on une seule question où la Prusse et la France aient lieu de se redouter mutuellement et de se nuire ? Ce n’est assurément ni en Orient ; ni en Italie, ni sur mer, ni sur terre. Il ne reste donc plus aux deux nations qu’à se réjouir de la conviction nouvelle qu’elles acquièrent en commun de la nécessité et de la sécurité de leur alliance. Voila l’effet naturel, voilà le sens direct et simple de la présence du roi de Prusse en France. Le Times et les journaux anglais ont été mal inspirés dans cette circonstance en cherchant à réveiller les susceptibilités, les jalousies et les craintes de la Prusse à notre endroit. Qui avait plus hautement que la presse anglaise dénoncé, il y a bientôt deux ans, le péril que faisaient courir à la Prusse les desseins attribués à la politique impériale ? N’était-ce pas cette presse qui criait à la Prusse : « Garde à vous ! La Russie a été vaincue, l’Autriche a été frappée ; à votre tour maintenant ! » On dirait presque que c’est pour répondre à ces clameurs que deux souverains se sont imposé des déplacemens insolites, que l’un est allô à Bade, que l’autre est venu à Compiègne. Et l’on n’est pas satisfait ! C’est peu raisonnable et c’est peu habile. Il est des temps où il est de bonne politique d’accepter le fait tel qu’il se présente, dans sa signification simple et naturelle, sans supposer qu’il y ait des dessous de cartes ; il y a des momens où il est spirituel de se féliciter du succès, pour peu que l’on puisse se flatter d’en avoir obtenu au moins l’apparence.

Nous sommes donc contens du résultat de ces voyages de princes au point de vue bourgeois des intérêts pacifiques qu’ils ont l’air de servir ; nous n’allons pas jusqu’à en être éblouis. La France a dans son histoire d’autres souvenirs de l’attrait qu’elle a pu inspirer à des princes étrangers, et ces souvenirs ne nous permettent pas de nous enorgueillir de l’empressement avec lequel accourent chez nous ceux d’aujourd’hui. Nous aimons en effet à croire que le XVIIIe siècle fait encore partie de notre histoire, et nous supposons que l’influence que la France a exercée alors sur le monde par sa société et sa littérature n’a pas cessé de compter dans notre patrimoine de grandeur et de gloire. Que de souverains correspondaient alors avec l’esprit français ! que de rois, de fils de rois et d’empereurs étaient alors attirés vers la France ! C’était un jour ce sauvage de génie, Pierre le Grand ; un autre jour, ce fou romanesque, Gustave III de Suède ; une fois ce fils de Catherine II qui devait être Paul Ier, une autre fois, le fils de Marie-Thérèse qui fut Joseph II. Ce n’était pas la cour qu’ils venaient chercher : il y avait une France hors de Versailles, c’est par celle-là qu’ils étaient séduits. Pour marquer plus délicatement l’hommage qu’ils rendaient à nos pères, pour mieux montrer que c’était de la société française qu’ils voulaient être les hôtes, ils se dérobaient à l’étiquette par l’incognito. Le commerce des hommes de lettres avait pour eux plus d’attraits que l’entretien des ministres ; un souper chez Mme du Deffand avait plus de prix à leurs yeux que la pompeuse et aride hospitalité du monarque. Les écrivains, les représentans de la société