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« Vous venez de parler, dit-il, en si bon ordre et avec de si fermes souvenirs sur les défauts du gouvernement des Médicis, qu’il est facile de voir que vous y avez réfléchi bien souvent. Ces défauts, je ne veux pas les nier ou les atténuer outre mesure, car nous raisonnons ici pour trouver la vérité et non pour disputer; mais je crois bien qu’il me sera facile de vous montrer que ce gouvernement nouveau dont vous attendez un âge d’or ne manquera pas d’offrir un bon nombre de ces mêmes défauts et quelques autres encore, si bien qu’en balançant soigneusement l’un et l’autre, vous trouverez peut-être les choses fort différentes réellement de ce que vous imaginez. Mais voilà Soderini qui me veut sans cesse barrer le chemin avec le mot de liberté, disant que c’est un si grand bien qu’il faut l’acheter même au prix de quelques malheurs... J’en parlerai donc d’abord, afin de ne pas laisser entre nous d’équivoque.

« J’ai considéré souvent que ce nom de liberté sert plutôt à ceux qui veulent en faire un prétexte et un voile pour leur ambitieuse passion qu’il n’exprime un désir vraiment naturel aux hommes... Ce qui est naturel aux hommes, si je ne me trompe, c’est le désir de la supériorité et de la domination sur leurs semblables, si bien qu’il en est fort peu qui, trouvant occasion de se faire les maîtres, ne le fassent volontiers. Au fond de ces discordes civiles suscitées au nom de la liberté dont on éblouit les simples, que trouverait-on le plus souvent, si ce n’est des ambitions personnelles? N’a-t-on pas vu presque toujours celui qui renverse le tyran au nom de l’égalité et de la liberté se mettre ensuite à sa place?... Et quels sont d’ordinaire les ennemis du tyran? Ceux à qui il refuse des honneurs dont ils se croient dignes, ceux qu’a irrités quelque injure personnelle, ceux enfin qui comptent profiter du désordre qui suivra sa chute. Pour ceux qui ne détestent le tyran que par amour de la liberté et de la patrie, certes je consens à ce qu’on leur accorde une suprême louange, d’autant plus méritée qu’ils sont plus rares : en vérité, il y en a si peu qu’on n’en peut pas tirer une conséquence générale; comme dit le proverbe, une hirondelle ne fait pas le printemps (una rondine non fa primavera)... Notre temps est corrompu, c’est pourquoi je dis que la plupart de ceux qui prêchent la liberté, s’ils croyaient rencontrer pour eux-mêmes sous un gouvernement despotique une meilleure condition, y courraient, et par la poste, — et ces grandes âmes, ces esprits généreux dont Soderini a tant parlé, n’y arriveraient peut-être pas des derniers...

« Laissons donc les théories (continue Bernardo), et revenons à l’expérience : un gouvernement se juge à ses résultats. Quels qu’aient été les défauts de celui des Médicis, ceux du gouvernement du grand nombre doivent être plus grands encore; l’élection populaire aura de pires effets que le choix d’un maître. Le peuple n’a pas de discernement, il va à la grosse (va alla grossa). Si un homme lui plaît, il le croit propre à tout. Point de contrôle pour l’administration de la justice sous le gouvernement populaire; bien plus, le magistrat craignant de mécontenter le peuple, les corruptions sont plus multipliées, principalement s’il s’agit de juger des personnes appartenant à d’importantes familles. Sous les Médicis au contraire, par exemple sous Laurent, le magistrat se sentait soutenu, et cet appui lui permettait de