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du Tibre les grossiers compagnons de Charles VIII? Pour résoudre ce problème, — car déjà l’auteur mêlait à ses émotions de patriote le sang-froid du calculateur politique, — il fallait d’abord s’en rendre compte par une patiente analyse, en séparer les divers élémens, en signaler un à un les effets, d’où l’on remonterait ensuite vers les causes. La courte narration de la grande histoire nous montrait à peine cette patiente recherche et cette secrète curiosité de l’auteur : quelques lignes, formant un résumé concis et habile, y cachaient le dépit du politique sous la calme sévérité de l’historien. Le nouveau récit nous fait beaucoup mieux juger du procédé de son esprit et nous révèle même des émotions dont la trace disparaîtra entièrement plus tard :


« Déjà une partie des troupes du roi Charles VIII avait passé les Alpes. Lui-même entra bientôt en Italie avec le reste de l’armée, composée d’un très grand nombre d’hommes d’armes, d’infanterie et d’artillerie. Je n’en sais pas au juste le nombre, mais je sais qu’avec eux entrèrent en Italie un incendie et une peste qui changèrent non-seulement les conditions des états, mais encore toutes les habitudes du gouvernement et de la guerre. L’Italie étant jusque-là divisée en cinq états principaux, le pape, Naples, Venise, Milan et Florence, l’étude de chacun d’eux était de veiller à ce que l’un ne dépassât point l’autre et ne vînt point à s’accroître d’une manière dangereuse pour tous, et pour cela on tenait compte du plus petit changement, on faisait grand bruit de l’acquisition de la moindre citadelle. S’il fallait enfin en venir au combat, les secours étaient si bien balancés, les troupes si lentes à se former, l’artillerie si molle à agir, que dans le siège d’un seul château se consumait un été, et que tous les faits d’armes se terminaient avec peu ou point de sang répandu. Mais par cette arrivée des Français, comme par une subite tempête, toutes choses furent bouleversées (rivoltatasi sottosopra ogni cosa), l’équilibre de l’Italie fut rompu et mis en lambeaux, et avec lui disparurent tout soin et tout souci des intérêts communs. Cités, duchés et royaumes furent envahis et livrés au désordre; chacun ne s’occupa plus que de ses propres affaires, ne s’inquiétant pas même si cet incendie qui éclatait à droite, si cet écroulement qui retentissait à gauche pouvait enflammer ou ébranler son propre état. Alors naquirent les guerres subites et violentes; alors on vit les royaumes gagnés ou livrés en moins de temps qu’il n’en fallait jadis pour s’emparer d’une maison de campagne; on vit les assauts rapides, les villes prises non pas en quelques mois, mais en un jour, en une heure; on vit les coups de main les plus hardis et les plus sanglans. Et depuis lors, en réalité, les états furent conservés ou ruinés, donnés ou enlevés non plus par de lentes négociations et avec la plume, comme par le passé, mais en campagne et les armes à la main (alla campagna e colle arme in mano). »


Qu’on pardonne à la traduction si elle ne peut rendre tantôt l’ampleur, tantôt la concision elliptique de ce style. L’Histoire florentine