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libertés. Les pensées particulières qu’il doit exprimer sont des vérités; seulement toutes les vérités ne sont pas des valeurs plastiques, ni par conséquent des sujets de tableaux. Il n’importe d’ailleurs que l’artiste s’écarte de la vérité analytique, que son œuvre soit impropre à faire connaître exactement ce que l’intelligence peut discerner dans l’objet; — par rapport au but de l’art,-il est vrai quand il nous affecte comme l’objet l’a affecté. Observons seulement que cette liberté n’a rien de commun avec la prétention d’embellir la nature. Toute réalité a son caractère plastique qui lui est propre. Elle peut se révéler à nos instincts d’artiste par une forme d’impression qui l’individualise entre toutes les autres réalités, absolument comme chaque substance, si notre odorat était assez délicat, aurait pour lui une odeur distincte. Prêter, comme on dit, à un objet une beauté idéale, c’est prouver seulement qu’on ne l’a pas senti; c’est manquer au devoir de l’art, qui est de découvrir la valeur propre de chaque chose. Or entre les mains de M. Ruskin que deviennent les libertés et les limites? que devient l’individualité du rôle de l’artiste? Avec son parti-pris d’envisager les tableaux au seul point de vue de leur signification, il déplace complètement le centre de la peinture, il en étend et du même coup il en rétrécit immodérément le domaine. Tout d’abord il la pousse hors de ses terres en lui attribuant les fonctions de la poésie, de l’histoire, de la philosophie et de la science. D’un autre côté, il enlève à l’art la moitié de sa sphère légitime en lui contestant le droit d’imaginer aussi bien que de relater, en lui refusant le privilège du romancier qui invente des fictions précisément pour mieux exposer ses vrais sentimens sur la vie. C’est une loi divine que toute faculté a son activité et sa passivité. Notre intelligence, en même temps qu’elle perçoit, est capable de concevoir; notre volonté, si elle subit des influences, prend également des résolutions; notre conscience, outre qu’elle approuve et blâme, se fait aussi des idées de bien et de mal. Il en est ainsi de nos facultés plastiques : elles ne sont pas uniquement un organe qui sent et voit des formes ou des beautés ; elles ont aussi leurs affections et leurs conceptions, leurs désirs et leurs rêves, qui demandent à s’exprimer, et qui sont même la source des plus nobles et des plus puissantes créations. Ce n’est pas que l’œuvre idéale vaille mieux en soi que l’œuvre de Dieu : elle serait très mauvaise, si elle devait exister comme réalité sur la terre; mais elle vaut mieux que la réalité, elle est mille fois plus vraie et plus éloquente comme manifestation de nos sympathies propres et comme moyen de toucher les mêmes fibres chez nos semblables. Bien plus, ce n’est pas seulement l’art d’imagination proprement dit, c’est aussi l’art réel, le plus réel où nous puissions atteindre, que les principes de M. Ruskin rendraient impossible. Une chose est là sous mes yeux, et elle me fait éprouver