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je le rencontre dans sa réalité, alors que je ne l’ai point encore analysé, et que de la sorte il s’offre à moi comme un tout compact qui agit mystérieusement et simultanément sur moi par toutes ses parties, par toutes les propriétés, encore confuses et indéfinies, qu’il possède pour m’affecter.

Il ne s’agit donc pas plus pour l’artiste de nous faire connaître la nature des œuvres de Dieu que de les représenter comme elles ne sont pas; il n’est pas plus question pour l’art d’être un compte-rendu de tout ce qui est que de s’en tenir exclusivement au beau. Le beau, ou du moins ce qu’on a désigné sous ce nom, n’est pas autre chose que l’agréable, que la petite catégorie des objets qui ont le privilège de causer une impression où domine le plaisir. Et ce n’est là qu’une des octaves de l’immense clavier de l’art. Le triste, le terrible, l’étrange et jusqu’au laid lui appartiennent au même titre que le gracieux, l’élégant ou, l’admirable. Il embrasse toutes les valeurs émouvantes, toutes les espèces de qualités par lesquelles les choses réelles ou concevables sont susceptibles d’exercer sur nous un attrait ou une répulsion, et par là de déterminer en nous une affection.

Quant aux arts plastiques en particulier, peinture et sculpture, ils ont plus spécialement affaire à celles de ces valeurs qui sont intimement liées aux formes et aux couleurs, à celles qui sont surtout plastiques plutôt qu’abstraites, ce qui ne veut pas dire toutefois qu’ils n’aient commerce qu’avec les formes matérielles et avec les sensations où la pensée n’entre pour rien. Par valeurs plastiques, j’entends des valeurs essentiellement complexes, essentiellement composées d’élémens intellectuels, poétiques et pathétiques; j’entends toutes ces émotions, aux trois quarts morales, que nous ressentons sous l’influence immédiate des lignes et des couleurs. Ainsi l’impression qu’éveille en nous la physionomie d’un homme, impression plus ou moins mêlée de jugemens, d’affections et de visions d’imagination, est strictement plastique tant que ces sentimens et ces idées ont jailli spontanément à l’aspect du visage rencontré par nos yeux et tant qu’ils restent pour nous comme enveloppés dans le souvenir et l’image de ses traits; mais dès qu’il y a intervention d’une réflexion qui coupe court à l’émotion, dès que nous examinons les traits pour les interpréter, nous sortons de la vérité plastique. Notre esprit n’a plus alors devant lui que son interprétation abstraite, et bien que nous puissions encore être poète, si l’idée que les formes visibles nous ont fait concevoir met de nouveau en jeu notre sensibilité, cependant nous ne sommes plus dans la poésie des aspects, nous ne sommes plus peintre.

Ainsi compris, l’art est le complément aussi bien que l’antipode de la science, et de ses attributions résultent ses limites comme ses