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auprès des aides-de-camp de l’empereur, Flahaut, Dejean, chargés de porter les ordres, auprès du major-général Soult, et il donnait les réponses originales de ces généraux aux questions précises qu’il leur avait posées. Par là il assurait à l’histoire le témoignage de quelques-uns des principaux acteurs pendant qu’ils vivaient encore. Avec une discrétion, une modération que, pour ma part, je ne puis trop admirer dans une cause si poignante, le duc d’Elchingen se contenta d’ajouter à ces documens précis, à ces pièces officielles, un commentaire en peu de lignes sur les dates, les distances à parcourir. Il n’y avait là aucune de ces argumentations à double tranchant où la stratégie se complaît quelquefois, car elle aussi a ses sophismes. C’était un simple appel à l’évidence, au sens commun. Ce recueil de documens authentiques était la première base solide pour une histoire militaire de la campagne de 1815.

Admirez ici la puissance invétérée de la légende dans les classes même savantes. Il vous semble que tout le monde eût dû être frappé de voir les ordres authentiques de Napoléon, le 15, le 16, le 17 juin 1815, en pleine contradiction le plus souvent avec les récits de Napoléon à Sainte-Hélène. Il semble au moins que les historiens de profession eussent dû prêter quelque attention à ces faits si graves, soudainement révélés, les discuter au moins, les accepter ou les nier. Il n’en fut rien. En dépit des documens officiels, authentiques, placés sous leurs yeux, les historiens s’obstinèrent à ne pas même en faire mention : ils ne les regardèrent pas, ils ne les contredirent pas. Leurs yeux étaient éblouis par la version de Sainte-Hélène, leur siége était fait ; ils continuèrent de la transcrire sans y changer un mot.

Un seul écrivain militaire et, il est vrai, l’un des plus considérables, le général Jomini, grand admirateur de Napoléon même après avoir passé dans le camp ennemi, fut ému, ébranlé par ces faits qui venaient à la lumière. Il reconnut que ces faits jetaient un nouveau jour sur la campagne de Waterloo. Bien que son siége aussi à lui fût achevé, bien que son Précis historique et militaire fût déjà imprimé, il n’hésita pas à corriger ses vues ; il eut la rare bonne foi d’y faire d’importans changemens, comme on peut le voir dans sa correspondance avec le duc d’Elchingen, sur laquelle je serai forcé de revenir plus tard.

Ainsi quelques mots, quelques notes timides, voilà tout ce que la vérité et l’évidence avaient pu gagner chez nous en un quart de siècle sur les versions et les imaginations de Sainte-Hélène ; tant on avait peur de diminuer Napoléon ou plutôt de le contredire, certain que l’on aurait contre soi les superstitions de la foule, qui aime son aveuglement et ne veut point en guérir.

Il fallait pourtant sortir à la fin de cette sorte d’incantation, s’il est