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sur lui pour l’écraser. Là où un esprit médiocre eût pu sauver de grands débris, se retirer à temps, imposer peut-être une paix honorable, le plus beau calculateur du monde ne peut que précipiter sa chute, car il y fait servir sa force entière. Il lui faut un Marengo, un Austerlitz, ce qu’il appelle un coup de foudre. Pour ressaisir ce tonnerre dont la mémoire l’obsède et l’éblouit, il foulera aux pieds ses propres règles, il enflera ses projets. Nous voulons bien, s’il le faut, admirer la pensée de se rejeter contre l’armée de Silésie après avoir battu à Dresde l’armée de Bohême ; mais cette entreprise démesurée n’en est pas moins cause qu’il laisse la victoire de Dresde inachevée et qu’il précipite Vandamme dans le gouffre de Culm.

Il y eut un autre malheur dans cette campagne : les ennemis ont enfin appris de lui l’art par lequel il les a vaincus. Ce sont eux qui, par cette marche concentrique sur Leipzig, appliquent ses maximes. C’est lui qui les enfreint par la dissémination de ses forces aux extrémités de son empire imaginaire, — non qu’il ne sût mieux que personne comment il fallait vaincre, mais parce qu’il était la proie d’une idée fausse, parce qu’il comptait sur l’étoile de l’empire, sur le soleil d’Austerlitz, et qu’il faisait entrer pour une trop forte part sa grande imagination dans un art qui l’exclut. Si dans les campagnes d’Italie, en 1796, 1797, il eût agi comme dans la campagne de 1813, si, au lieu de se concentrer autour de Vérone, il eût voulu à la fois continuer le siége de Mantoue, occuper Rome, menacer Naples, s’assurer la Toscane, c’est-à-dire éblouir au lieu de frapper, il eût trouvé en 1797 Leipzig à Arcole et à Rivoli.

Tout événement de guerre étant, d’après Napoléon, un drame qui a son commencement, son milieu et sa fin, la campagne de 1812 a été le premier acte de l’invasion de la France ; la campagne de 1813 a été le second. Celle de 1814 a un caractère particulier qu’il faut signaler aussi. Comme tous les hommes qui sont consommés dans une science ou dans un art dont ils ont outre-passé les limites. Napoléon en 1814 a fini par demander à son art ce que celui-ci ne peut donner en aucun cas, la puissance de remplacer un peuple dans la défense de son territoire contre l’univers conjuré. Napoléon s’est obstiné à croire dans cette campagne que la science de la guerre possède ce secret, qu’elle pouvait faire ce miracle et remplacer une nation armée. Il a cru à la toute-puissance de la stratégie ; cela n’a pas servi médiocrement à le perdre et nous par lui et avec lui. Au moindre succès, il comptait sur la restauration subite du grand empire chimérique de Hambourg à Rome. À Châtillon, il se revoyait sur la Vistule, et il est de fait que jamais peuple ne fut tenu endormi dans une pareille ignorance du danger de mort qui pesait sur lui. En Espagne, en Russie, en Allemagne, les peuples étrangers avaient été armés pour la défense de leurs foyers ; pour nous, nous étions