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ses pensées. Il mérite d’ailleurs qu’on le rattache au groupe des poètes qui font intervenir dans leur œuvre les aspirations de l’âme et le souci de la destinée humaine, car ce qui le préoccupe en face de certains types mythologiques ou légendaires, c’est un idéal de délivrance pour l’humanité souffrante et opprimée, délivrance qui se poursuivrait à travers les âges, et qui, incomplète encore dans l’esprit du poète, serait demandée à l’avenir, comme tout ce qu’on n’est pas bien sûr d’obtenir du présent. Cette idée se trahissait déjà dans la Mort du Juif errant. Sous une forme plus romanesque, l’Elkovan, dont les lecteurs de la Revue n’ont peut-être pas perdu le souvenir, nous montrait deux âmes essayant de s’aimer sur cette rive du Bosphore où la femme n’est qu’un servile instrument de volupté. Le spiritualisme de l’Occident animait heureusement cette poésie orientale, et l’histoire de cette tendre Aïna dont l’âme s’envolait sous l’aile blanche d’un elkovan, pendant que les flots engloutissaient son beau corps, nous donnait une de ces sensations poétiques devenues trop rares pour qu’on les dédaigne, alors même que l’on y retrouve un reflet de lord Byron ou d’Alfred de Musset. Le morceau capital du nouveau volume de M. Grenier, Pèmes dramatiques, est la tragédie de Prométhée délivré. L’idée a de la grandeur. La délivrance de Prométhée, ce sera sa mort, mais ce sera aussi la chute des dieux de l’Olympe; ce sera l’avènement d’un dieu inconnu qui va régénérer le monde. Ainsi l’humanité est intéressée dans cette délivrance, comme elle l’était dans la rédemption symbolique d’Ahasvérus. Enchaîné sur son rocher, déchiré par le vautour, au milieu de ces scènes d’horreur immortalisées par le génie d’Eschyle, le vieux titan salue les premières clartés de l’aurore divine. Nul ne les aperçoit encore à travers les ombres de la nuit, mais la douleur et la solitude ont donné à ses regards une lucidité prophétique. Du haut de son agonie triomphante, il insulte ces dieux cruels qui ont applaudi à son supplice, et qui, sentant leur divinité chanceler sur sa base, viennent s’humilier devant lui. Il y a dans ce mélange d’espérance funèbre et de vengeance satisfaite je ne sais quelle ardeur sauvage que le poète a parfois exprimée avec bonheur. Cependant, si l’accent est vrai, l’expression n’est pas toujours juste; le souffle lyrique ou tragique ne se soutient pas constamment; l’harmonie du ton est souvent rompue par des vers prosaïques ou des nuances trop modernes qui nous rejettent loin d’Eschyle. Les océanides que M. Edouard Grenier fait dialoguer avec le titan parlent une langue qui ressemble quelquefois à de la prose rimée, et que l’auteur aurait dû épargner à ces belles créations de la poésie antique. Ce qui manque à ce Prométhée délivré, ce qui a manqué jusqu’ici à M. Edouard Grenier, ce n’est pas le