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un mot, a remplacé le sentiment poétique. Qu’en est-il résulté? Ce que l’on pouvait aisément prévoir : la part des idées générales, de ce que nous appellerions volontiers les lieux-communs héroïques, s’est amoindrie de plus en plus; d’un côté, la masse du public s’est détournée avec insouciance ou dédain de ce qui ne répondait plus à ses préoccupations nouvelles ; de l’autre, ceux qui conservaient encore ou qui s’attribuaient une vocation poétique, voyant leur domaine au pillage, démembré et aminci, s’en sont violemment approprié un lambeau, y ont exagéré ou dénaturé leurs pouvoirs, et ont substitué la poésie individuelle à la poésie de tous. Le fil conducteur entre les poètes et la foule était brisé; les grandes sources d’inspiration auxquelles le genre humain s’abreuve depuis six mille ans étaient taries ou troublées; l’âme, avec son ineffable assemblage d’élans infinis et d’efforts bornés, cessait d’être partie intéressée dans ce triomphe du sens individuel sur le sentiment général; l’humanité, pour ainsi dire, se retirait de la poésie, comme la mer se retire parfois de ses rivages, où elle ne laisse que débris, formes étranges et végétations bizarres. Nous avons eu dès lors ou les échos stériles de grandes voix longtemps écoutées, ou les productions d’un art subtil, raffiné, fantasque, maladif, enclin surtout à se dédommager de ce qu’il perd par l’excès de ce qu’il garde.

C’est là un signe infaillible de notre chagrine maturité. Les puissances auxquelles manque le contrôle de leurs juges et de leurs alliés naturels s’abandonnent à huis clos et dans l’intimité de leurs derniers courtisans à des caprices d’enfant gâté. A mesure que s’altèrent les élémens de leur vraie grandeur, elles prennent un souci plus puéril de la forme, du détail, de la représentation extérieure. Plus elles se sentent contestées et réduites, plus elles sont disposées à faire abus de ce qu’on leur laisse. Dans les lettres, dans la poésie surtout, ce malheur n’atteint pas seulement ceux qu’un vice originel ou une infirmité native force à chercher en dehors de la vraie beauté leurs moyens de succès. Les plus grands, les plus robustes, ne sont pas inaccessibles à cette sorte de mal’aria qui semble isoler la poésie dans une île insalubre. Une fois que l’harmonie est rompue, que les courans magnétiques ont cessé entre leur ancien public et leur génie, ils se croient placés dans l’alternative ou de renier leur gloire poétique, ou de forcer le ton, de pousser au noir, de devenir excessifs, afin de rétablir la proportion et d’arriver à un succès égal par des effets plus violens. Ce qui suffisait à l’auteur des Feuilles d’Automne pour rallier à lui tous les amis de la poésie ne suffit plus à l’auteur de la Légende des Siècles.

Telle devait être et telle est en ce moment la situation : entre les majorités qui s’éloignent et les minorités qui persistent, la sépara-