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encouragemens à l’esprit d’examen, nous n’avons pas besoin de remonter si haut; cet esprit n’a que faire d’excitations nouvelles, il est mêlé depuis trois siècles à l’air que nous respirons : in illo vivimus, movemur et sumus. Ce qu’il y a ici de nouveau et ce qui peut devenir un exemple fécond, c’est l’union de la liberté avec un fonds de croyances positives, en d’autres termes le mouvement au sein de la vie. Trop souvent chez les modernes la liberté de penser se nourrit de pures négations et finit par s’agiter dans le vide. Donnée à l’homme pour enrichir son âme, elle ne sait que l’appauvrir. On voit de fiers esprits s’habituer au doute, à l’indifférence, à l’inertie, et s’y trouver à l’aise pourvu qu’ils puissent se dire que leur pensée est libre; ils ne s’aperçoivent pas que c’est la liberté des fantômes. Un poète inspiré qui est aussi un penseur énergique, M. Edgar Quinet, a vivement peint cette situation morale dans les légendes de Merlin l’Enchanteur; ce singulier roi Épistrophius, si libre, si joyeux, si triomphant au milieu de son empire plein de ruines et de poussière, m’apparaît comme la fidèle image de ces vainqueurs, pour lesquels la liberté de penser est le droit de ne penser plus. Si l’on veut bien réfléchir à certaines tendances de notre époque, on verra que c’est là précisément une de nos plus sérieuses maladies. Aussi comment s’étonner de l’abaissement des caractères au moment même où l’on vante avec le plus d’emphase les conquêtes de la libre pensée ? Les esprits que la liberté mal comprise a dépouillés de fortes convictions morales appartiennent au premier qui s’en empare. La vraie liberté de l’âme au contraire se meut et se développe au sein des croyances de l’âme : elle vivifie ces croyances en les épurant, elle les féconde en se les rendant propres ; elle sait que la foi fait la vie; elle n’oublie pas que la religion est l’objet le plus élevé sur lequel puisse s’exercer son action, et, loin de s’en détourner avec insouciance, elle s’y applique avec ardeur, elle crée des hommes enfin capables de soutenir les plus terribles luttes. Telle fut la libre pensée au moyen âge, tel est son premier représentant, l’héroïque et malheureux auteur du Sic et Non. Voilà pourquoi, malgré tant de pages confuses, tant de verbiage, tant de fatras, la plupart des écrits d’Abélard nous offrent encore aujourd’hui un tout autre intérêt que celui de l’érudition. Il y a bien plus ici que des problèmes de scolastique; il y a une leçon de courage, un souffle de vie morale, un sursum corda en pratique, et ce n’est pas, j’en suis sûr, par un vain caprice d’antiquaire que le chef de la philosophie française au XIXe siècle a consacré de longues veilles à élever, comme un monument national, l’édition complète des œuvres où revivent ces grands souvenirs.


SAINT-RENE TAILLANDIER.