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immense détroit creusé d’avance pour porter dans l’extrême Orient les richesses de l’Europe occidentale. Eh bien ! ces privilèges que les Bulgares savaient utiliser, la souple et mobile nation russe, si naturellement portée au commerce, n’a pu jusqu’à ce jour en tirer aucun profit. Pendant le moyen âge, Astrakhan était le grand marché où les négocians de Venise et de Gênes venaient acheter les épices et les soieries des Indes ; mais Ivan le Terrible a passé là, et ce qu’il n’a pas détruit par le fer et l’incendie, le despotisme administratif de ses successeurs s’est chargé de le faire.. En vain Pierre le Grand, qui avait conscience de la haute destinée réservée à son empire, a voulu rappeler le commerce à coups de décrets ; les décisions de l’autocrate n’obligèrent pas les trafiquans des Indes à reprendre le chemin de la ville abandonnée. Astrakhan, que par habitude on croit encore être le rendez-vous des peuples de l’Asie, est aujourd’hui une cité purement russe, renfermant à peine quelques centaines d’étrangers ; sa plus grande industrie est une industrie toute locale, celle de la pêche, et son commerce est inférieur à celui d’un port anglais de troisième ordre. Les marchandises qu’elle échange annuellement avec la Perse représentent au plus une valeur de 5 ou 6 millions de francs, et c’est à 300,000 francs chaque année que s’élève à peine son trafic avec Khiva, Boukhara, Samarkhand, ces capitales des plaines fertiles qui, du temps d’Alexandre le Grand, avaient mérité le nom de Sogdiane ou de Paradis, et dont les contes des Mille et Une Nuits nous rappellent la merveilleuse splendeur à l’époque des califes. Loin d’être un grand chemin des nations, la Caspienne n’est guère qu’une impasse entourée de déserts. Le commerce la fuit ; on a même vu les cotons du Mazanderan, recueillis au bord de la Méditerranée russe, se rendre en Angleterre par la voie du Golfe-Persique, et Trébizonde ne doit son importance qu’à l’adresse avec laquelle le commerce sait éviter les frontières de la Russie. C’est que l’absolutisme pèse même sur les échanges : quand il ne laisse au peuple d’autre soin que celui de ses intérêts matériels, ces intérêts mêmes sont en danger, et les citoyens s’appauvrissent tout en recherchant avidement la fortune. Morts à la vie politique, ils finissent par perdre toute initiative et ne savent plus même s’enrichir. La civilisation ne se laisse pas décréter par un gouvernement, et toute prospérité durable ne peut jamais se fonder que sur la liberté.


ELISEE RECLUS.