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qui flottait pendant les jours de ma jeunesse. Le bruit de l’écroulement de la vieille monarchie vint à peine jusqu’à moi, et, dans la retraite profonde où j’avais enfermé ma vie, j’aurais pu l’ignorer toujours, si parfois le soir je n’avais entendu retentir au loin des chants patriotiques, qui tombaient dans mon oreille comme l’écho de ma première enfance. Cela n’interrompit point mes études, qui me devenaient plus chères à mesure que j’avançais en âge ; elles étaient le seul intérêt sérieux de ma vie, et quoique depuis plusieurs années j’eusse passé la trentaine, elles satisfaisaient à tous mes besoins et me tenaient l’âme en équilibre. Je n’étais point de complexion fort amoureuse ; les femmes ne me causaient pourtant aucune répugnance, mais elles m’inspiraient un respect tel qu’on eût pu le prendre volontiers pour de la terreur. Parfois, je dois l’avouer, j’ai essayé quelques galanteries avec des femmes qui me semblaient avenantes ; mais ce fut en vain : ma maladresse native paralysait mes efforts. Je me consolais de mon mieux de ces défaites en lisant quelques passages du Stratagematicon de Frontin, dont je préparais les commentaires, dernière satisfaction donnée à ce mort qui dormait en moi ; mais, il faut bien le confesser, les ruses d’Archidamas, d’Iphicrate, de Sulpicius Peticus et de Memnon de Rhodes n’étaient qu’une médiocre compensation aux besoins d’aimer qui me tourmentaient ; je prenais mon parti de ma solitude, mais difficilement, et j’éprouvais souvent une certaine peine à calmer le sentiment qui regimbait dans mon cœur. « Allons, me disais-je alors avec quelque mélancolie, je ne suis et ne serai jamais qu’un pauvre professeur ; mes amours habitent les temps passés, elles s’appellent Hélène, Lesbie, Lalagé, et les tendresses de ce monde sont fermées pour moi. »

Ces révoltes n’étaient point trop fréquentes. Habitué à ma solitude, j’avais fait mon deuil de bien des choses, ainsi que disent les gens illettrés, et je me croyais sûr de moi pour l’avenir, lorsqu’un matin, en sortant pour aller faire ma classe au collège, je rencontrai sur l’escalier une jeune fille que je ne connaissais pas. Elle me salua d’un sourire ; je lui rendis son salut en rougissant. Je me retournai pour la voir ; elle était arrêtée, et me regardait. Je fus honteux d’être pris en flagrant délit de curiosité, et je hâtai le pas. Tout en marchant, je me rappelai que, peu de jours auparavant, j’avais vu, devant la porte de la maison que j’habitais, une voiture chargée de meubles. « Ah ! me dis-je, c’est la fille des nouveaux locataires. » J’espérais la rencontrer en revenant du collège, mais je ne l’aperçus pas ; j’en fus contrarié et même un peu triste.

Le soir, pendant que je travaillais à la clarté de ma petite lampe, j’entendis tout à coup une jeune voix dont les accens semblaient se marier au ronflement d’un rouet. J’écoutai ; nulle parole distincte