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célèbres beautés de la Thessalie sont les servantes de leur maison. Mais moi, j’ai épousé un homme faible et sans cœur, un Goth dégénéré qui renie les mœurs de ses pères et prétend être fidèle à des maîtres, un lâche qui aime mieux vivre en sujet sur un champ qu’on lui prête que de le ravir lui-même et de le posséder par le droit de l’épée. Ces grands mots de justice et de fidélité dont on se couvre, au fond que signifient-ils, sinon qu’on n’ose rien, parce que le courage manque ? Les Romains nous enseignent eux-mêmes en ce moment comment on récompense les fédérés qui observent les traités et comment on punit les autres. Toi, tu vas humblement réclamer ce qui t’est dû, on te chasse. Alaric vivait pauvre dans les contrées de la Mésie : irrité d’un refus, il envahit l’Épire, il la pille, et on l’en fait gouverneur. Tu me diras peut-être : « Alaric avait une grande armée, et je compte a peine quelques soldats ! » C’est vrai, mais la guerre t’en donnera, et puis as-tu affaire à des hommes ? Vois plutôt celui qui les commande et qui marchera devant leurs aigles… Écoute donc mon conseil et suis-le ; reprends enfin ta vie de Barbare. Les Romains te méprisent fidèle et te foulent aux pieds : ils te craindront rebelle et t’admireront ; puis quand tu seras enrichi de butin et redouté de tous, tu deviendras Romain si tu veux. »

Cette scène d’intérieur barbare, admirablement tracée par Claudien, est de la plus complète vérité historique. C’était bien là la pensée et le langage de toutes les femmes de fédérés germains à la vue des succès d’Alaric ; c’étaient bien là les excitations qui venaient troubler l’officier vandale ou goth dans son passage de la barbarie à la romanité, et ébranlaient sa fidélité jusque sous le toit domestique.

Quelques jours à peine s’écoulèrent, et la colonie de Tribigilde présenta l’aspect d’un cantonnement barbare en insurrection. Les charrues étaient brisées ou abandonnées dans les champs ; les chevaux, dételés des chars rustiques, reprenaient leurs harnais de guerre, chacun fourbissait ses armes. Bientôt commença le pillage des fermes et des villas romaines. Comme il arrive toujours en pareille occurrence, tous les misérables, tous les gens sans aveu vinrent se joindre aux Gruthonges ; les Barbares des cantonnemens voisins en firent autant, et le nombre des soldats de Tribigilde fut doublé. Assez fort alors pour assaillir des villes fermées, il en prit plusieurs et en passa la population par les armes. La Phrygie tout entière fut en feu, et l’Asie-Mineure, craignant le même sort, demanda des renforts de troupes à l’empereur. Ces nouvelles, comme on le pense bien, jetèrent une vive inquiétude dans Constantinople ; Arcadius était alarmé, et Gaïnas semblait l’être plus que tout le monde. « Je connais les Gruthonges, répétait-il, et je connais Tribigilde ; rien ne leur coûtera pour assouvir leurs rancunes, et ce sont