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planches d’un théâtre. On se tromperait beaucoup cependant si l’on croyait que ces chanteurs exceptionnels, victimes d’un goût dépravé et d’une monstrueuse aberration des mœurs, ne fussent que des instrumens perfectionnés dépourvus d’intelligence et de sentiment. Ils étaient en général bons musiciens, avaient l’esprit cultivé et n’étaient incapables ni de comprendre les belles situations dramatiques, ni d’exprimer fortement les élans de la passion. Quelques-uns des plus célèbres sopranistes, tels que Senesino, qui chanta à Londres sous la direction de Handel, Guadagni, Millico et surtout Pacchiarotti ont été d’excellens comédiens aussi bien que des chanteurs merveilleux et touchans. Il existe encore de vieux amateurs qui ont pu entendre à Paris, sous le premier empire, le célèbre Crescentini chanter avec une émotion profonde l’air de Romeo e Giulietta de Zingarelli :

Ombra adorata aspetta.


Cet air, qui arracha des larmes à Napoléon lui-même, était de la composition du virtuose qui le disait si bien. On sait que l’empereur Napoléon, après la représentation de l’opéra de Zingarelli sur le théâtre des Tuileries, où le jeu, la voix et le sentiment de Crescentini l’avaient si doucement ému, envoya au virtuose la décoration de la Couronne-de-Fer, ce qui fit dire à la Grassini, une grande cantatrice aussi : « Poveretto ! il l’a bien méritée ! »

Une qualité que possédaient presque tous les sopranistes, c’était une longue respiration, dont ils avaient l’art d’économiser l’émission. On raconte que, lorsque Farinelli chanta pour la première fois à Rome dans un opéra de son maître Porpora, Comene, il rencontra dans le petit orchestre du théâtre Aliberti un trompettiste allemand qui excitait l’admiration du public. L’administration du théâtre demanda au compositeur d’écrire un air pour son élève avec accompagnement de trompette obligé, et d’établir entre les deux virtuoses une lutte qui ne pouvait être que favorable au succès de l’ouvrage. L’air commençait par une note tenue longuement par le trompettiste, que répétait ensuite le chanteur, en y ajoutant tous les ornemens que pouvait lui fournir une riche vocalisation. Le chanteur vainquit l’instrumentiste dans ce duel, qui excita dans toute la salle des transports d’admiration. Lorsque Farinelli se rendit à Londres en 1734, il débuta dans un opéra de Hasse, Artaxercès, et il y fit intercaler un air que lui avait composé son frère Richard Broschi, où était reproduit le même genre d’effets que dans celui de Porpora. Mais c’est par des qualités d’un ordre supérieur que Farinelli a conquis l’immense renommée qu’il a laissée dans l’histoire de l’art. D’un physique charmant, doué d’une voix de soprano très étendue, claire et admirablement assouplie, plein de goût et de sentiment, Farinelli n’avait qu’à ouvrir la bouche pour enchanter ceux qui l’écoutaient. Qui ne sait le rôle important qu’a joué Farinelli à la cour d’Espagne, près du roi Philippe V, dont il soulageait la sombre tristesse en lui chantant tous les jours quatre morceaux, parmi lesquels se trouvaient deux airs de Hasse, Pallido e il sole et Per questo dolce amplesso ! J’ai eu la bonne fortune de trouver dans un recueil de vieille musique un de ces airs de Hasse que chantait Farinelli : Pallido e il sole, et je puis assurer que rien dans le canevas mélodique du compositeur saxon n’indique l’effet prodigieux qu’en tirait le virtuose. C’est que Farinelli et tous les sopranistes célèbres