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le diapason qui leur est propre que jusqu’à la fin de l’adolescence, on dut facilement concevoir le projet de fixer cette voix juvénile en portant la main sur l’œuvre de Dieu. C’est ainsi que les eunuques, qui existent de toute antiquité et qui sont un témoignage irrécusable de la barbarie des temps, ont été supportés par le christianisme comme il a supporté l’esclavage, et qu’ils sont devenus un ornement, un luxe pieux de la sainte église romaine. Ce qu’il y a de certain, c’est que les castrats ont été admis de très bonne heure à la chapelle Sixtine, et que, depuis la fin du XVIe siècle jusqu’à nos jours, ils n’ont cessé d’y chanter les louanges du divin supplicié. à la naissance de l’opéra, les sopranistes, qui existaient depuis longtemps dans les églises et les chapelles princières, se jettent avec empressement dans la carrière dramatique. On les voit apparaître dès l’époque de Monteverde, de Cavalli et de Cesti, et au commencement du XVIIIe siècle ils sont l’idole du public, les maîtres souverains de l’opéra italien, qu’ils dominent de leur incomparable bravoure. Tous les grands compositeurs, Scarlatti, Léo, Pergolèse, Handel, Hasse, Jomelli, Gluck, ont écrit expressément des opéras pour des sopranistes célèbres qui ont laissé l’empreinte de leur talent dans l’œuvre du maître. Leur influence a été considérable, et c’est contre le despotisme que les sopranistes exerçaient sur la volonté et l’imagination du compositeur que Gluck a eu particulièrement à lutter. Cependant Gluck lui-même n’a pas dédaigné de composer pour Guadagni le rôle d’Orfeo dans le chef-d’œuvre que tout Paris a pu entendre au Théâtre-Lyrique, interprété par Mme Viardot.

Les castrats qui se sont illustrés dans la carrière dramatique peuvent se diviser en deux classes distinctes : ceux qui ont possédé une voix élevée, dite voix de soprano, et les contraltistes, dont le diapason occupait la partie inférieure de la voix de femme. Avant de se décider à faire subir à un enfant la mutilation cruelle et déshonorante dont nous parlons, il fallait s’assurer si l’organe naturel de l’enfant prédestiné valait le sacrifice qu’on lui imposait. L’opération une fois décidée, on n’était pas toujours certain que le résultat répondît aux prévisions de ceux qui l’avaient ordonnée. Il arrivait très souvent, hélas ! que la victime succombait sans aucune compensation, ou que la voix de l’enfant élu changeait de caractère, et perdait le charme naturel qui avait suscité l’idée de la mutilation. Lorsque l’évolution était heureusement accomplie, l’enfant passait sous la direction d’un maître qui lui enseignait les élémens de la musique, et le soumettait pendant des années à un long travail de vocalisation. C’était là la partie importante de l’éducation d’un sopraniste, dont la bravoure était la qualité la plus appréciée du public. On assure que Farinelli, qui fut élève de Porpora, resta des années à étudier une page de vocalisation sans qu’il lui fût permis de chanter autre chose. L’élève, s’ennuyant à la fin de répéter incessamment les mêmes traits, demanda au maître quand il lui serait permis, comme on dit, de passer à un autre exercice. « Dans deux ans, » aurait répondu Porpora. Le temps prescrit s’était écoulé. « Va, dit Porpora à Farinelli, tu peux chanter maintenant tout ce que tu voudras, car tu es le premier virtuose de l’Italie. » Sans attacher à cette anecdote plus d’importance qu’elle n’en mérite, elle nous prouve du moins que l’étude du mécanisme vocal était la grande occupation des sopranistes avant de monter sur les