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acquise. Son influence, grande toujours dans le conseil, était décisive et habituellement sans contrôle dans les affaires de son département. La part signalée qu’il avait prise aux mémorables luttes du passé avait fondé pour lui, dans les principales cours de l’Europe, des relations qui ne s’étaient point interrompues. Aussi, à la seule exception du duc de Wellington, nul ne possédait plus que lui la confiance des souverains et des cabinets étrangers ; nul n’avait des moyens plus assurés d’action et d’information. Tel était l’homme avec lequel j’étais appelé, très jeune encore, à traiter et à débattre ces graves questions dont dépend trop souvent le sort des nations. Celle qui nous occupa dès notre premier entretien était de ce nombre. J’ai conservé de cette entrevue un souvenir que peu d’autres m’ont laissé. Aujourd’hui j’ai peine à croire que dix-neuf années se soient écoulées depuis lors, et qu’une sanglante guerre ait désolé l’Europe à l’occasion de ces mêmes affaires du Levant que je discutais ainsi au foreign office, et qui nous apparaissent encore aujourd’hui aussi menaçantes que jamais. Déjà, deux ans auparavant, elles avaient failli amener une conflagration générale : plus tard, la catastrophe devait éclater sous l’administration et malgré tous les efforts de lord Aberdeen lui-même ; mais en 1842 il s’agissait de réparer le mal survenu, de prévenir celui qui pouvait toujours se reproduire. Les relations des Druses et des Maronites en Syrie, leur gouvernement, leur administration, le degré d’intervention que chacune des puissances européennes est appelée à y exercer séparément ou collectivement, telle était la matière de mon premier entretien au foreign office, et au moment où j’écris elle n’est sans doute point encore épuisée.

Lord Aberdeen avait une façon de traiter les affaires, grandes ou petites, à laquelle on ne saurait trop rendre hommage. Toujours calme, toujours mesuré., toujours accessible, plus porté à écouter qu’apparier lui-même, il laissait à son interlocuteur toute occasion d’exprimer et de développer sa pensée. Son expérience consommée des questions européennes, l’importance de celles qui, dès sa jeunesse, lui avaient été confiées, sa longue pratique de la vie publique, lui avaient donné pour la controverse diplomatique une facilité, une aisance qui ne lui faisaient jamais défaut ; mais, toujours plein de ressources, de lucidité, surtout d’autorité, il recherchait peu la discussion, sans jamais l’éviter. La discussion ne risquait guère d’ailleurs de se prolonger ou de s’aigrir avec lui, car il avait un art tout particulier pour réduire chaque question à son terme le plus simple, la dégager de toute considération accessoire comme de tout levain de personnalité, y marquer enfin la part du bon sens et du droit. Son esprit semblait planer dans des régions inaccessibles aux