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d’Oxford à observer les astres et à faire des expériences de physique. Ils y soupçonnaient quelque odieux mystère, peut-être un secret commerce avec les démons. On se disait à l’oreille que frère Roger se vantait d’avoir inventé de prodigieuses machines, un appareil pour s’élever dans les airs, un autre pour naviguer sans rameurs avec une vitesse inouïe. On parlait de miroirs incendiaires capables de détruire une armée en un instant, d’un automate doué de la parole, de je ne sais quel androïde prodigieux. Tout cela se faisait-il sans un peu de magie ? Un homme en si bonne intelligence avec les puissances infernales pouvait-il rester disciple et serviteur du Christ ? N’avait-il pas emprunté à ses amis les Arabes, sectateurs de Mahomet, cette horrible et diabolique doctrine que l’apparition des prophètes, l’origine et le progrès des religions tiennent aux conjonctions des astres, que la loi chrétienne en particulier dépend de la conjonction de Jupiter avec Mercure, et enfin, prodige d’erreur et d’iniquité ! que la conjonction de la lune avec Jupiter sera le signal de la chute de toutes les religions ?

Telles étaient les rumeurs du couvent, et comme à l’ordinaire un peu de vrai s’y mêlait à beaucoup de faux. Les supérieurs avertis envoyèrent le frère incriminé d’Oxford à Paris, et là commença pour lui un régime de sévère surveillance et d’inquisition tracassière qui dura dix ans, et fut poussé quelquefois jusqu’aux châtimens les plus humilians. Il faut entendre Roger Bacon raconter lui-même au saint-père ses tribulations dans ce préambule de l’Opus tertium, découvert par M. Cousin, et qui rappelle l’Historia calamitatum d’Abélard. D’abord il lui fut défendu de rien écrire, à plus forte raison d’enseigner. Quel supplice pour un homme dévoré de la passion de répandre ses idées, et qui répétait sans cesse le mot de Sénèque : Je n’aime à apprendre que pour enseigner ! Le voilà réduit à la méditation solitaire ; oh lui refuse toute espèce de livre, on lui retranche ses instrumens de mathématiques. S’il s’occupe des plus simples calculs, s’il veut dresser des tables astronomiques, surtout s’il essaie de former de jeunes novices à l’observation des astres, on s’effraie, on lui interdit ces nobles et innocens exercices comme des œuvres du démon. La moindre des punitions qu’il encoure en cas de désobéissance, c’est le jeûne au pain et à l’eau.

Pendant que frère Roger se consumait au milieu de ces indignités, un rayon de lumière vint tout à coup éclairer sa cellule et réjouir son cœur. On annonce l’exaltation d’un nouveau pape. C’est un Français, Guy Foulques[1], esprit généreux et libéral, ami des

  1. Je ne sais pourquoi M. Charles italianise le nom de Foulques et l’appelle constamment Guido Fulcodi. Passe peut-être pour Fulcodi, mais pourquoi Guido ? Guy Foulques était né a Saint-Gilles sur le Rhône. Il entra dans les ordres à la mort de sa femme, fut archevêque de Narbonne en 1359, cardinal-évêque de Sabine en 1261, légat du pape Urbain II en Angleterre pour apaiser la querelle d’Henri III et des Barons, enfin pape on 1205. Voyez la notice de Daunou et les travaux de M. Cousin.