Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

capture de l’une des plus riches et des plus importantes cités de l’empire ajoutait sans doute un grand lustre aux armes de Taï-ping-ouang et portait par conséquent dans le Kiang-sou un coup funeste au prestige du gouvernement de Pékin ; mais la possession de Shang-haï eût procuré aux rebelles de bien plus sérieux avantages. Une fois maîtres de ce vaste marché et des districts environnans, où l’on recueille la soie et le thé qui l’alimentent, ils acquéraient une existence politique et des revenus réguliers ; ils confisquaient les produits de la douane chinoise, qui fonctionne depuis huit ans déjà sous notre direction, et qui verse chaque année dans le trésor impérial des sommes importantes ; ils imposaient leur faveur au commerce étranger, pour lequel l’inaction est la ruine, et forçaient par là même les agens qui le protègent à engager avec eux des relations officielles. Nous aurions eu dès lors à compter en Chine avec deux pouvoirs établis ; il eût été dans notre intérêt de ménager les insurgés aussi bien que les impériaux, et de tenir entre eux la balance égale.

Avant de marcher sur Shang-haï, il était prudent de sonder nos dispositions et de ne rien négliger pour se les rendre favorables. Il fallait avant tout calmer les terreurs et dissiper les "appréhensions. Poussés par un sentiment de courageuse curiosité, animés du désir de retrouver leurs illusions perdues, quelques missionnaires anglais étaient allés visiter Sou-tchao. Le roi fidèle, tchong-ouang, qui y commandait les troupes insurgées, les avait accueillis avec une politesse courtoise et un fraternel empressement. Son langage n’avait pas été sans doute d’une irréprochable orthodoxie, mais il leur avait, dit d’un ton convaincu en prenant congé d’eux : « Nous adorons le même père céleste et le même frère aîné céleste ; quelle difficulté pourrait exister entre nous ? » Et ils étaient revenus rassurés et satisfaits. Peut-être les hôtes du roi fidèle n’avaient-ils pas observé dans l’expression de leurs sympathies une réserve assez scrupuleuse, peut-être entrait-il dans ses calculs de paraître attribuer à leur démarche un caractère officiel qui constituât une sorte d’engagement. Toujours est-il que le 13 août 1860 on avait pu lire sur les murs de Shang-haï des proclamations revêtues de son sceau par lesquelles il annonçait sa prochaine arrivée. Déjà même on voyait briller au loin le feu des incendies qui annonçaient son approche[1].

Cependant les ministres de France et d’Angleterre s’étaient entendus

  1. Une de ces proclamations était destinée à frapper de terreur les habitans chinois de Shang-haï ; elle les engageait à éviter les horreurs d’un siège en ouvrant eux-mêmes leurs portes aux rebelles. Voici les principaux passages de cette menaçante invitation :
    « Lin, commissaire impérial du souverain qui règne par la volonté du ciel, roi fidèle, loyal et juste, commandant la garde impériale, général commandant en chef, publie la proclamation suivante, et insiste pour que chacun y prête une attention sérieuse afin qu’elle soit bien comprise et que l’erreur ne devienne pas une cause de châtiment.
    « Ministre des commandemens célestes, j’ai conduit depuis nombre d’années mes puissans soldats comme un seul homme à l’extermination des démons tartares. Aux environs de Nankin, ils en ont balayé des myriades comme les vagues balaient le sable du rivage. Il n’est pas besoin de parler ici de leurs hauts faits, puisqu’ils sont connus de tous. Nous sommes venus à Sou-tchao en traversant les districts de Tchou-joung, Tan-yang, Tchang-tchao et Vou-tsi, et durant cette rapide expédition nous n’avons pas subi l’ombre d’un échec. Nous avons repris toutes les places que nous avions perdues. Je vous le demande : pourquoi tremblericz-vous ? pourquoi ne choisiriez-vous pas le droit chemin ? Ne connaissez-vous pas ma longanimité ?
    « J’ai formé le dessein de conduire toutes mes vaillantes troupes à l’assaut de Shanghaï, et je serai inébranlable dans ma résolution. Pendant ma marche vers Sou-tchao, j’ai vu toutes les populations s’enfuir comme l’oiseau qui craint la flèche du chasseur. C’est pourquoi, connaissant les paternelles intentions du roi céleste et la bonté de son cœur, j’arrête le mouvement victorieux de mes soldats, et je vous envoie une proclamation pour guider votre conduite. Vous auriez dû m’envoyer déjà une liste de vos maisons et un dénombrement des habitans de votre cité, ou bien m’attendre sur le bord du chemin et m’offrir respectueusement une coupe de vin en signe de soumission ; mais vous avez saisi et mis à mort les messagers qui vous portaient mes ordres, et votre crime est vraiment impardonnable.
    « Je devrais vous frapper sans miséricorde, et pourtant mon cœur a encore compassion de vous : il vous exhorte au repentir. Amendez-vous et mettez-moi à même de vous pardonner. Il y a dix ans que nous avons commencé à combattre pour la cause du droit dans le Kouang-si, et depuis ce moment nul ennemi n’a pu nous résister. C’est à peine si votre ville à la largeur d’une coudée : osera-t-elle me braver et rejeter mes ordres ? L’œuf peut-il lutter contre la pierre ? Hâtez-vous de faire votre soumission, et mes soldats vous épargneront, vous et vos propriétés. Ma volonté est ferme comme une montagne. Mes troupes suivront immédiatement mes avertissemens, elles ne sont pas venues pour vous attendre ; ne dites pas que vous n’êtes pas prévenus, et obéissez en tremblant. »