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transmettre aux généraux rebelles des promesses verbales de neutralité.

Le 7 septembre 1853, une troupe de bandits fo-kiennois et cantonais affiliés à la Triade s’emparait de Shang-haï, et pendant dix-huit mois la communauté étrangère assistait à l’un des plus curieux et des plus désolans spectacles que puisse offrir la guerre civile, alimentée par la triste impuissance d’un gouvernement dont toutes les bases sont minées par l’avilissement, par la corruption et l’insatiable cupidité de ses fonctionnaires, par l’abaissement et l’apathie de ses sujets. La flotte qui bloquait Shang-haï du côté de la rivière laissait passer les provisions ; les officiers de l’armée impériale qui l’assiégeaient à l’ouest et au sud vendaient eux-mêmes aux rebelles de la poudre et des boulets, et quand nous signalions ce commerce au général Ki-heul-hang-a, le grand-juge de la province, il nous répondait en souriant : « Je sais tout cela mieux que vous ; c’est la coutume, et je n’y puis rien. » Au pied des murailles qui cernent la ville du côté du nord, et sur le terrain même des concessions étrangères, les paysans avaient établi un marché où ils vendaient paisiblement des fruits et des légumes. Quelques trafiquans étrangers, au mépris des droits les plus élémentaires de la neutralité, échangeaient pour de grosses sommes avec la garnison des munitions de guerre. Plusieurs missionnaires protestans lui portaient eux-mêmes des encouragemens et des conseils. La voix des consuls anglais et américains protestait faiblement contre de tels abus[1]. On eût dit qu’ils obéissaient eux-mêmes, et comme à leur insu, à ce courant de sympathie qui portait alors leurs nationaux vers la cause rebelle. Les bandits qui tenaient Shang-haï avaient arboré les couleurs de Taï-ping-ouang, et les étrangers s’étaient d’abord laissé prendre à ces apparences de séditieuse parenté. On sut plus tard que, dans un moment de détresse, ils avaient fait d’humbles avances au chef de l’insurrection, et qu’elles avaient été repoussées.

Les agens et les missionnaires français ne partagèrent point ces inclinations, et ce fut pour eux, au milieu de l’aveuglement général, un grand honneur qu’un tel discernement. Les rebelles avaient envoyé

  1. Je raconte ici des faits dont j’ai été témoin. J’habitais à Shang-haï, où j’ai passé trois mois en 1854, la maison d’un riche négociant anglais, M. Beale, qui avait aussi offert l’hospitalité à M. l’amiral Laguerre. L’entêtement aveugle des étrangers en faveur des bandes qui occupaient la ville et l’injustice de leurs procédés envers les impériaux nous révoltaient. J’eus l’occasion de visiter incognito les chefs de ces bandes, le Cantonais Liou et le Fo-kiennois Tchen-Alin, et le spectacle que m’offrit leur prétoire me parut dépasser tout ce que l’imagination peut se figurer de plus abject. Ces deux hommes et les gens de leur suite étaient d’ignobles brigands, livrés aux vices les plus hideux, toujours ivres d’opium et souillés de sang.