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aux horizons célestes de la vie, un ouvrage de début qu’elle appelait modestement Voyage d’une ignorante. J’imiterais ce titre, si ce n’était un peu trop naïf — où trop affecté — quand on est membre de deux académies.

Il est convenu qu’on parle de soi dès qu’on fait le récit d’un voyage ; qui sait si ce n’est pas pour cela qu’on le raconte ? Je voudrais croire que non, car je n’ai pu encore parler que du voyageur, et je prévois que je n’ai pas fini ; mais il faudrait une singulière adresse pour éviter le moi quand on s’essaie à rendre plutôt ce qu’on a senti que ce que l’on sait. Avant donc de nous mettre en route, prenons comme un passeport une permission pleine et entière de dire je, renonçons même à toute apologie : ce ne serait qu’une occasion de plus de se mettre en scène. Supposons accordé qu’une vie déjà longue ait laissé dans une âme qui n’a pu se détacher d’aucune des formes du vrai et du beau une curiosité sensible et mobile qu’attire et touche encore le spectacle de l’habitation des hommes. Oui, cette terre qu’il faudra bientôt quitter, linquenda tellus, n’a rien perdu de l’attrait captivant des lignes et des couleurs qui varient ses aspects. Ce ciel dont la splendeur peut demain pâlir et s’éteindre devant un dernier regard a conservé pour nous sa puissance de vivifier tout ce qu’il colore, de prêter aux objets son éclat, de donner à l’âme sa sérénité. La mer qui se brise en blanchissant, le rayon qui tremble dans les feuilles mouillées, les montagnes dont le profil se dessine avec majesté, les riches cultures, les landes désertes, les monumens dans leur pompe ou dans leur ruine, tout ce que le génie et la main de l’homme sèment d’œuvres rares, utiles, brillantes, à la face du sol qu’il habite, tout frappe et captive encore ce spectateur qui a tant vu ce monde et qui devrait moins s’attacher à ce qui passe. D’où peut venir cette soif de nouveaux souvenirs, ce besoin d’en recueillir, d’en amasser jusqu’à la fin, comme, pour emporter plus de sensations et d’images là où peut-être la pure pensée ne s’en sert plus ? Stérile avidité, vaine manie de thésauriser sans avenir ! dirait Aristote, qui ne voulait pas que la mémoire fût immortelle. Mais son école n’est pas la nôtre, et c’est parce que la figure du monde s’enfuit et passe qu’il faut le connaître pour le faire vivre et durer dans la pensée, qui ne périt pas comme lui.

Donc, pour me le rappeler dans un meilleur monde, j’ai pris le chemin de fer du Midi le 19 novembre 1860.


I. — DE TOUJOUSE A NICE.

Il n’était pas sans à propos de gagner l’Italie par les contrées que-3’allais traverser. La ressemblance pouvait amener la comparaison.