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cette espèce de fascination enchanteresse et trompeuse, ce je ne sais quoi d’artificieux né du mélange d’une science ingénieuse et d’une élégante sensualité, qui fait du génie de l’auteur de la Joconde et du Saint Jean un symbole frappant du prestige fatal et de la séduction à demi divine, à demi diabolique, que le génie italien a exercés de tout temps sur tous les peuples. « Par quelle étrange fantaisie l’artiste a-t-il mis une croix dans la main de cette figure profane ? Ce saint Jean est une femme, personne ne s’y trompe. C’est l’image de la volupté : elle s’impose à l’esprit avec une incroyable puissance ; il semble qu’on l’ait vue vivante ; elle reste gravée dans l’imagination et dans le cœur comme ces souvenirs douloureux et charmans que l’on déteste et que l’on chérit. Je me souviens que, me rendant à Rome pour la première fois, je fus arrêté près de Baccano par un accident de voiture… Le spectacle que je désirais voir depuis bien des années, je l’avais sous les yeux ; mais cette figure du Saint Jean de Léonard me poursuivait… La voluptueuse image ne me quittait pas ; elle flottait devant moi sur la vaste plaine ; je voyais ses lèvres folles et souriantes, ses yeux enivrés, ses abondans cheveux d’or, et j’entrai dans la ville éternelle l’esprit hanté par le fantôme du faux dieu de tous les temps. » Encore une fois, ce ne sont que des variations sur un thème connu ; mais ces variations suffisent pour révéler une émotion tout à fait personnelle, pour la rendre communicative et contagieuse, pour l’enfoncer comme un aiguillon dans l’esprit des lecteurs, et y aviver, ce qui est le but de toute critique sérieuse, le désir de connaître, de savoir, de chercher des raisons toujours plus profondes d’aimer et d’admirer.

M. Clément ne peut admirer Léonard et Raphaël autant que Michel-Ange, et sans timidité il explique pourquoi. Le génie de l’un est de trempe moins forte, le génie de l’autre est de vol moins noble et moins haut. M. Clément vous dira tout net que le génie de Raphaël n’est que la facilité, la souplesse, la faculté la plus merveilleuse d’assimilation. Raphaël n’a pas tiré tout de lui-même comme Michel-Ange. Son génie s’étale, se déploie pour ainsi dire sur la vie richement organisée du passé, s’y nourrit à l’aise et enfante ainsi un art nouveau. Art antique, maîtres primitifs, école d’Ombrie, école florentine, il a profité de tout, il s’est tout assimilé, sans paraître rien emprunter et sans rien perdre de son originalité. Son âme heureuse, ouverte à la beauté, recevait toutes les impressions avec une docilité voluptueuse, elle en était touchée comme d’une caresse et d’un baiser. Dans cette passivité même est le secret de la prodigieuse unité que Raphaël sut imprimer à toutes ses œuvres, nées pourtant d’influences si diverses et si contradictoires. Beaucoup de personnes jugeront que de telles paroles sont un blasphème ; cependant