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sympathie mêlée de charité que nous font éprouver dans le monde les personnes que nous appelons intéressantes. Si nous avions un plus grand nombre de toiles de Murillo, nous comprendrions facilement pourquoi la Conception mérite le titre de chef-d’œuvre. Au contraire, la Joconde de Léonard, qui l’avoisine au Salon carré, peut être transportée indifféremment dans tous les musées et en face des plus grandes œuvres : elle n’aura pas besoin du secours des autres toiles de son auteur. Elle pourra exister isolément, sans redouter aucune comparaison, et suffira pour nous donner à elle seule une idée du génie de Léonard. Quiconque possède la Joconde possède en même temps deux choses, un chef-d’œuvre éternel et absolu, et un résumé du génie de Léonard qui permet de se passer de toutes ses œuvres. Quiconque possède la Conception au contraire ne possède ni un chef-d’œuvre absolu, ni un résumé du génie de Murillo. En payant d’un si grand prix ce dernier tableau, l’administration des musées a fait, on peut le dire, une mauvaise affaire et s’est laissé égarer par l’acception usuelle et générale du mot chef-d’œuvre. Peut-être n’aurait-elle pas fait ce marché, si elle eût réfléchi aux nuances infinies que ce mot comporte, et si elle se fût préalablement posé ces questions : le contemplateur français comprendra-t-il pourquoi ce tableau est un chef-d’œuvre, et sen-tira-t-il devant cette toile isolée de Murillo la même satisfaction, la même plénitude d’admiration qu’il ressent devant une toile isolée de Léonard ou de Raphaël ? Murillo est-il un peintre dont les œuvres supportent l’isolement ? ne gagnent-elles pas plutôt par le rapprochement, et ne se prêtent-elles pas un mutuel appui » un mutuel secours ?

Ce que nous disons des maîtres, on peut l’étendre aux écoles entières. Telle école peut se résumer en quelques œuvres, d’autres ne peuvent être comprises que par le nombre et la foule de leurs productions. Deux ou trois tableaux judicieusement choisis vous représenteront toute l’Italie ; mais que peuvent représenter deux ou trois tableaux hollandais ou espagnols (Rembrandt et Velasquez exceptés), même choisis avec le soin du connaisseur le plus exercé, sinon d’amusantes caricatures, des miniatures charmantes ou de furieuses excentricités ? Pourquoi ? Parce que le mérite de ces peintures ne consiste pas tout entier dans le génie du peintre, et qu’une grande partie de l’intérêt qu’elles inspirent est surtout historique. Elles plaisent comme œuvres d’art, mais aussi comme représentation pittoresque des mœurs et de la vie des peuples au milieu desquels elles se sont produites. De là leur charme et leur attrait, mais de là aussi, chose étrange à dire, leur infériorité. Ce n’est pas tant le génie des artistes qui nous séduit et nous attire que les sujets qu’ils