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de l’art. Les payer plus cher que le prix indiqué par le bon sens n’est pas générosité et libéralité, mais prodigalité et désastreuse et pure duperie.

Un autre défaut de notre goût pour les arts, — défaut qui se rattache au précédent par des liens étroits, — c’est d’être plus avide que curieux et plus emporté que sagace. Il n’est pas armé de discernement, de subtilité et de tact. Il ne sait pas assez que certains mots expriment mille nuances, sont susceptibles des acceptions les plus différentes, le mot chef-d’œuvre par exemple. Il semble croire que toutes les productions rangées sous cette dénomination sont égales entre elles, et qu’elles portent toutes le même cachet d’excellence ; mais ce mot désigne des œuvres très diverses et de valeur très inégale. Il y a des chefs-d’œuvre qui ont dans l’art une importance capitale, il y en a d’autres qui n’ont qu’une importance relative, et quelquefois même très relative. Il y en a qui vivent d’une vie pour ainsi dire isolée et indépendante, qui ne gagnent rien à la comparaison, au contraste ; il y en a d’autres qui ne sont jamais bien compris que par le contraste, et bien jugés que par la comparaison. Il en est dont l’esprit humain pouvait parfaitement se passer ; ils pouvaient être ou n’être pas, l’histoire de l’art n’en aurait pas été changée, pas plus que l’histoire de l’humanité n’aurait été changée, si telle ou telle victoire brillante n’avait pas été remportée par tel ou tel souverain. De ce nombre sont la plus grande partie des peintures hollandaises et surtout des peintures espagnoles. Il est très heureux pour le plaisir de nos yeux et l’amusement de notre esprit que ces peintures existent ; mais en vérité elles auraient pu ne pas exister sans que le développement naturel de l’art en fût arrêté, car elles ne constituent pas un anneau nécessaire dans la chaîne de ce développement. Il est d’autres œuvres au contraire que l’on ne peut supprimer par la pensée sans que la logique de l’esprit soit aussitôt déroutée, dont l’existence est pour ainsi dire nécessaire, et sans lesquelles on ne saurait concevoir le développement de l’art tel qu’il s’est produit, par exemple les œuvres de Michel-Ange, de Léonard, de Titien et de Rembrandt. On dit d’une peinture qui fait éprouver à celui qui la contemple une sensation d’extrême plaisir : C’est un chef-d’œuvre, comme on le dit d’une œuvre qui impose à l’esprit l’admiration, et cependant il existe entre la sensation du plaisir et le sentiment de l’admiration une différence qui suffit pour établir une inégalité entre deux peintures décorées de la même qualification de chef-d’œuvre. Il faut donc savoir choisir même entre les chefs-d’œuvre et oser être indépendant même envers le génie. Sans cette extrême indépendance, on court risque de tomber dans la superstition. Nous avons dit que la prodigalité étourdie