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seulement du désir de partager les biens de la terre : elle vient du désir plus élevé de faire respecter sa personne et ses droits ; l’amour de l’égalité dans ce qu’il a de meilleur n’est autre chose que le respect de soi-même et la défense de sa dignité.

Nous sommes bien loin de soutenir que cet amour n’ait pas d’autres principes que celui qu’on vient d’indiquer : il en a d’autres, les uns légitimes, mais inférieurs, comme l’amour du bien-être, d’autres plus bas encore et tout à fait illégitimes, comme l’envie et les appétits brutaux ; mais si l’on prend les aristocraties par leurs grands côtés, il faut prendre aussi les démocraties par ce qu’elles ont de grand. Or le bien des démocraties, quand elles sont sages et honnêtes, c’est qu’il y a un plus grand nombre d’hommes qui éprouvent le besoin de se faire respecter.

Je suis porté à croire que la révolte des peuples contre les aristocraties est venue beaucoup moins du partage inégal des avantages sociaux que de l’irritation causée dans les classes inférieures par le mépris et souvent l’indignité des classes supérieures. Une âme fière peut souffrir la pauvreté, mais non l’humiliation. Lorsque la noblesse, dans les états-généraux, forçait le tiers-état à parler à genoux, ne préparait-elle pas elle-même contre elle-même de tristes représailles ? Lorsque Fra Paolo, le publiciste du conseil des dix, écrivait : « Que le peuple soit pourvu des choses nécessaires à la vie ! qui voudra le faire taire doit lui remplir la bouche[1] ; » lorsque Richelieu, ennemi des grands, mais né parmi eux, écrivait de son côté : « Si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir ;… il faut les comparer aux mulets, qui, étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail, » lorsque ces écrivains laissaient échapper ces outrageantes paroles, ne trahissaient-ils pas par là les sentimens secrets de leur caste ? On n’écrit de pareilles paroles que lorsque les mœurs peuvent les autoriser. Ainsi les grands méprisaient le peuple et lui faisaient sentir le poids de leur mépris. Le peuple a cessé de supporter le mépris, et il a demandé à être respecté à l’égal des grands : tel est le véritable bienfait de la démocratie. Ce n’est pas seulement un accroissement de bien-être, c’est un accroissement de l’être moral ; c’est un gain pour la nature humaine.

Si de la question de principe nous passons à la question de fait, nous trouverons que Tocqueville n’a peut-être pas aperçu complètement ni tous les périls ni tous les avantages de la démocratie. On peut avoir à la fois plus d’inquiétudes et plus d’espérances qu’il n’en a lui-même, suivant que l’on considère certains faits sur lesquels il n’a je : é qu’un regard inattentif.

  1. « Chi vuol farla tacere, bisogna otturarli la boccha. » Le Prince de Fra Paolo, trad. de l’abbé de Marty ; Berlin 1751, p. 41.