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et combattues à temps, qu’on ne pût conjurer ces dangers prévus à l’avance. Il m’a semblé que les démocrates (et je prends ce mot dans son bon sens) ne voyaient clairement ni les avantages, ni les périls de l’état vers lequel ils cherchaient à diriger la société, et qu’ils étaient ainsi exposés à se méprendre sur les moyens à employer pour rendre les premiers les plus grands possible et les seconds les plus petits qu’on puisse les faire. J’ai donc entrepris de faire ressortir clairement, et avec toute la fermeté pont je suis capable, les uns et les autres, afin qu’on voie ses ennemis en face, et qu’on sache contre quoi on a à lutter. Voilà ce qui me classe dans une autre catégorie que M. Jouffroy. Ce dernier signale les périls de la démocratie et les regarde comme inévitables. Il ne s’agit, selon lui, que de les conjurer le plus longtemps possible, et lorsqu’enfin ils se présentent, il n’y a plus qu’à se couvrir la tête de son manteau et à se soumettre à sa destinée. Moi, je voudrais que la société vit ces périls comme un homme ferme. qui sait que ces périls existent, qu’il faut s’y soumettre pour obtenir le but qu’il se propose, qui s’y expose sans peine et sans regret, comme à une condition de son entreprise, et ne les craint que quand il ne les aperçoit pas dans tout leur jour. » Dans une lettre de la même époque à un autre de ses amis, trop longue pour être citée, il exprime encore avec plus de précision la vraie pensée du livre de la Démocratie. « Il ne restait plus qu’à choisir, disait-il, entre des maux inévitables ; la question n’était pas de savoir si l’on pouvait obtenir l’aristocratie ou la démocratie, mais si l’on aurait une société démocratique sans poésie et sans grandeur, mais avec ordre et moralité, ou une société démocratique désordonnée et dépravée, livrée à des fureurs frénétiques ou courbées sous un joug plus lourd que tous ceux qui ont pesé sur les hommes depuis la chute de l’empire romain. »

Au reste, M. de Tocqueville, quand il propose et indique les remèdes qui lui paraissent nécessaires, se contente des indications les plus générales et n’entre pas dans les détails particuliers. Je suis disposé, pour ma part, à lui faire un mérite de cette discrétion même. Je dispense volontiers un publiciste de me présenter des projets de constitution et des projets de loi ; il est bien rare que ces constructions artificielles, combinées a priori dans le cabinet, soient d’une application utile. Et ce qui doit rendre plus indifférent à ces sortes de projets, c’est que les esprits vulgaires s’y abandonnent avec complaisance et qu’ils en ont toujours le cerveau plein. Combien d’abbés de Saint-Pierre pour un Montesquieu ! Les grands publicistes se bornent à donner des directions générales, c’est au législateur de faire le reste. Il faut donc louer Tocqueville précisément à cause de la généralité de ses vues, qui ne nous enchaînent pas à telle application plutôt qu’à telle autre, et qui, mettant à notre disposition